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24 Hour Party People

Une course, quelle course ? Mieux qu’une histoire de voitures, les 24 Heures du Mans sont devenues un moment de vie, de fête et surtout de débauche. Résultat ? Les locaux attendent cela toute l’année et les étrangers viennent des quatre coins du monde pour se marrer. Sans jamais regarder le moindre tour de piste. Reportage à l’occasion de l’édition 2015.

Il y a un truc dans l’air, et c’est un peu plus que l’odeur tenace de frites à peine cuites. C’est samedi soir au Mans. Au pied de la passerelle Dunlop, image d’Épinal des 24 Heures, une foule dense s’agite devant la grande scène, sur les bootlegs d’un DJ visiblement illustre. À quelques mètres de là, des hommes torse nu en bermuda font des auto-tamponneuses quand d’autres frappent dans un punching-ball. Les plus anciens se souviennent qu’à une époque, on y exposa “la plus grosse femme du monde” puis “la femme aux plus gros seins du monde”, et que ce n’était pas la même personne. Il est un peu plus de 23h et tout le monde danse. Il y a là quelques couples de 20 à 50 ans, des punks à chien qui roulent des joints, beaucoup de jeunes du coin. Parmi eux, Cyril, lunettes de soleil vertes, sac à dos et bouteille de mélange maison à la main. Il a 23 ans, il est agent de maintenance à la SNCF, manceau, et ce soir, sur l’esplanade des concerts du circuit de la Sarthe, il fait comme tout le monde: il saute en l’air. “On est là un peu pour la course, mais surtout pour l’ambiance autour, le village et les concerts. Pour une fois qu’il se passe quelque chose de bien au Mans!” Chaque année, la deuxième semaine de juin offre aux Manceaux trois soirs de concerts dans l’enceinte du circuit, au sud de la ville. Un festival en soi qui a programmé ces dernières années Shaka Ponk, Asaf Avidan, les BB Brunes, Razorlight ou encore Kill The Young. Il y a eu aussi Earth, Wind and Fire (sans aucun membre original), Alpha Blondy et UB40. En 2015, c’est l’électro-pop de Jabberwocky qui a ouvert le bal.

Côté scène.
Côté scène.

Au même moment, l’ambiance est plus feutrée dans les “hospitalités”, ces bâtiments temporaires montés par les constructeurs pour assurer leur visibilité. On y tient des conférences de presse, des soirées privées et des réunions business. Audi, Porsche, Toyota, Aston Martin ont tous le leur mais en 2015, c’est Nissan le plus généreux. En bord de piste, le constructeur japonais a installé un réceptif de près de 1 000 mètres carrés sur deux étages. Murs rouges et blancs, spots roses, canapés, sono, et grands écrans. À l’étage, les happy few qui, effectivement sont peu nombreux, sirotent leur champagne sans s’entendre parler –la faute aux voitures qui passent à moins de 50 mètres. D’autres invités dorment sur des canapés. Thomas, le responsable du lieu, semble lui aussi fatigué. “En fait, le but ici c’est surtout d’accueillir les médias. Toutes sortes de médias. Hier, par exemple, j’ai eu quelqu’un de chez Playboy. Un Polonais, parce qu’en Pologne, Nissan a un partenariat avec Playboy.” Pour bien faire les choses, Nissan a également loué cette année le MMArena, ce stade à 104 millions d’euros vide depuis la faillite du club de foot local et coincé dans l’enceinte du circuit. En dix jours, près de 300 chambres y ont été montées pour les invités et le staff. Les VIP dorment dans les chambres donnant sur la pelouse. Les moins VIP dans les vestiaires. 

Les fameuses “hospitalités”.
Les fameuses “hospitalités”.

1% de l’emploi dans le département

La préparation de l’événement est déterminante dans l’économie locale. Selon une étude récemment publiée par Arnaud Chéron, directeur du pôle de recherche en économie de l’EDHEC Business School, les retombées liées aux 24 Heures et aux autres courses ayant lieu tout au long de l’année sur le circuit du Mans, se sont élevées à 52,3 millions d’euros en 2014. Si on ajoute les retombées indirectes (hébergement et restauration) et celles concernant les entreprises locales liées au sport mécanique, on arrive à 91,7 millions d’euros. Et à 114 millions d’euros pour l’ensemble de la Sarthe. À titre de comparaison, dans le sport français, seul le tournoi de Roland-Garros est plus rentable, avec 277 millions d’euros générés. L’activité du circuit représente aussi l’équivalent de 2 450 emplois permanents. Soit 1 % de l’emploi dans le département.

La fiesta, la fiesta.
La fiesta, la fiesta.

De l’autre côté des “hospitalités”, dans un réceptif géré par l’Automobile Club de l’Ouest, un habitué situe pourtant la cuvée 2015 dans la moyenne basse en terme de fête. “C’est vrai que c’est pas folichon cette année”, dit cet entrepreneur lié à l’organisation de l’événement. “Je me rappelle avoir vu Martin Solveig jouer chez Peugeot Sport le samedi soir il y a quelques années. Quand il courait, Luc Alphand aussi, faisait de sacrées fêtes. Là, on dirait qu’il n’y a pas grand monde. Mais apparemment, cette année, c’est au club VIP, dans le village, qu’il faut aller.” Le club VIP, c’est le Select 24 : deux bars, une grande piste de danse, des loges avec des canapés. Téquila et champagne pour tout le monde. Il y a aussi un photomaton express, passage obligé pour tous les fêtards encore à peu près présentables. Le lieu est plein : il y a là des commerçants du Mans, des patrons de bar et restaurant. Les femmes ont des couronnes de fleurs dans les cheveux. Tout ça ressemble à une petite coterie entre Manceaux bien élevés. Rien à voir avec ce qui se passe dans les rues du Mans le vendredi soir, après la très attendue parade des pilotes.

La journée de l’année au Mans

Vendredi 12 juin. Comme chaque année, entre 100 000 et 150 000 personnes –pour une ville d’environ 140 000 habitants– se sont massées dans le centre-ville, entre la place de la République et celle des Jacobins, pour voir défiler les pilotes dans des voitures de collection. Les rues piétonnes du centre-ville sont jalonnées de tireuses à bière, de barnums et de grandes tablées prises d’assaut par la foule. La place de la République, d’ordinaire si calme, est transformée en discothèque géante. Loïc, patron de la brasserie Comme vous voulez, a même installé une piste de danse pour l’occasion. Spots, boule à facettes et musique des années 80 et 90. Il éclusera 90 fûts de bière de 30 litres ce jour-là, pour un chiffre d’affaires sept fois supérieur à une journée normale. “C’est la journée de l’année pour nous. Chaque année, ça monte en puissance et c’est bon pour tout le monde. Il faudrait des 24 Heures du Mans tous les trimestres!”

“La parade, c’est un peu la fête à neuneu. Ils viennent, se saoulent et se tapent dessus. Comme à la Fête de la musique”
Sylvain, co-gérant du Capitole

C’est l’heure des chansons paillardes et des concours de rots. Près de la place des Jacobins, la cohue est la même devant Le Capitole, une autre brasserie qui affiche complet depuis ce midi. Sylvain, co-gérant de l’endroit, nous expliquera avoir servi 600 couverts, contre 180 un vendredi normal. En plus de ses 14 employés, il a fait appel à sept extras pour la journée. Dans une ville pas franchement connue pour sa nightlife débridée, la semaine des 24 Heures est la bienvenue pour les tiroirs-caisses des bars et restaurants. Il est un peu plus de 1h. Dehors, les camions de la ville commencent à nettoyer les rues. Les premières navettes ramènent les Anglais vers le circuit. Les esprits s’échauffent aussi. “Le problème, c’est les blaireaux du coin”, s’agace le patron d’un bar. Les problèmes viennent toujours des Français. Les Allemands et les Anglais, eux, ils savent boire.”

Sept tours de piste en six ans

Comme chaque année, les Anglais sont venus par dizaines de milliers, squattant les terrasses des bars et des restos pendant une semaine, dépensant sans compter. Dans le coin, on les bichonne, eux et leur porte-monnaie. Les écriteaux “English spoken” fleurissent sur toutes les vitrines des commerçants, tandis que, sur les terrains de camping qui entourent le circuit, l’Union Jack flotte dans tous les coins. Mike, gentleman driver qui fête en 2015 son 21e Le Mans, a payé environ 1 500 livres (un peu plus de 2 000 euros) pour cinq jours en Sarthe avec un tour-operator qui a fait venir au total 2 000 Anglais, parqués dans des emplacements privés. À 65 ans, il n’est plus très client des barbecues et de la musique à fond jusqu’à pas d’heure au camping. “Mais c’est aussi ça, le spirit of Le Mans”, dit-il.

La fête, version anglaise.
La fête, version anglaise.

Venus en camion de l’armée, Chris et ses potes du nord de Londres sont eux surtout là pour faire la fête. Tatouages Jésus sur le bras, ce fan de West Bromwich Albion et des Ramones, “capable de jouer Sheena is a Punk Rocker au ukulélé”, passe ses soirées au Guinness Pub, qui n’a rien d’un pub mais attire tous ceux qui parlent anglais et traînent dans le village des 24 Heures. “Je suis venu une première fois il y a très longtemps. Je reviens cette année pour m’éclater, boire des coups et voir un peu à quoi ressemblent les filles françaises.” Au Guinness Pub, Chris est chez lui parmi les costauds en bermudas et débardeurs qui enchaînent les pintes et sortent leur air guitar sur Hell’s Bells. Le samedi soir, l’endroit ne désemplit pas. Wham, Culture Club, Oasis ou les Clash, les Anglais font tourner les t-shirts, vident leurs poches et sont les maîtres du monde au Mans. Au bar, on croise Mark, 31 ans, patron d’un cabinet de recrutement en banlieue de Londres, qui vient commander une bière bien méritée après s’être un peu loupé à un concours de danse improvisé sur Big Soul. “ça fait six ans que je viens et j’ai dû voir sept tours de course. Les voitures, je m’en fous. Le Mans, c’est un festival. It’s just for the fun!”

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Par Julien Proult / Photos : Renaud Bouchez