ÉLECTIONS RÉGIONALES 2015

À l’Ouest, du nouveau ?

Il a été boucher soixante-huitard puis docker syndicaliste à Saint-Nazaire. Aujourd’hui, Gilles Denigot s’est lancé dans une nouvelle bataille : la réunification de la Bretagne. Soit le rattachement de la Loire-Atlantique aux quatre départements bretons. Le soir du 3 décembre, la tête de liste “Choisir nos régions et réunifier la Bretagne” des Pays de la Loire achevait sa campagne par un meeting à Nantes, au milieu des siens et des bouteilles de muscadet.
Gilles Denigot aime boire un petit verre de muscadet avant d’haranguer les foules.

D’abord, une promesse qui n’engage pas à grand-chose. Sur la petite estrade de la salle “Bretagne”, dans le centre-ville de Nantes, Gilles Denigot avoue qu’il n’a pas tout saisi au speech d’introduction prononcé en breton par sa directrice de campagne. Le bateleur, non bretonnant notoire, jette un œil vers sa collaboratrice, un autre vers le parterre de sexagénaires venus assister ce soir-là au dernier meeting de sa coopération politique, “Choisir nos régions et réunifier la Bretagne”. Puis lance à la cantonade : “Je vous promets que lorsque notre région sera réunifiée, j’apprendrai à parler breton !” Tonnerre d’applaudissements parmi les 152 personnes installées sur les chaises en plastique mauves de cette ancienne salle de cinéma. Un foulard aux couleurs du peuple breton noué autour du cou, Denigot, 67 ans, sourit à pleines dents, visiblement fier de son effet. Mais s’empresse de revenir à la réalité : “Bon, c’est vrai que je ne prends pas trop de risques…”

Un euphémisme. Dans les derniers sondages, la liste menée par Denigot est créditée d’un peu plus de 4% d’intentions de votes. Et pourtant, les trois quarts des habitants de Loire-Atlantique seraient favorables à une réunification de la Bretagne. Parmi eux, Michel Nicolas, le président de l’Union démocratique bretonne (UDB), un des partis de la coopération politique de Gilles Denigot. Michel fignole les derniers préparatifs du meeting dans les locaux de l’UDB, planqués dans le centre de Nantes. “On s’attendait à ce que la réforme territoriale aboutisse à une réunification, ça fait 70 ans qu’on se bat pour ça”, fulmine ce directeur d’école Diwan, entre deux bouchées de pizza savoyarde. Et d’expliquer, l’index planté sur une carte de la Bretagne : “Ce découpage remonte à Pétain. C’était purement stratégique. En cas d’insurrection à Nantes, il y avait deux garnisons pour intervenir : une à Angers et une à Rennes. Comme celle d’Angers était plus proche géographiquement, Nantes a été rattachée au Pays de la Loire.” Forcément, lorsque François Hollande a dévoilé la nouvelle carte des régions le 2 juin 2014, les espoirs de Michel ont été balayés. Pourtant, ce jour-là, à 18h30, coup de théâtre : une option est posée sur la table des négociations, celle du Grand Ouest, une fusion de la Bretagne et des Pays de la Loire. Pas le temps pour l’espoir, elle sera finalement abandonnée. Pour Michel, aucun doute, l’homme derrière cet ultime pied de nez s’appelle Jean-Marc Ayrault. “Il n’a jamais voulu la réunification, par peur d’une concurrence entre Nantes et Rennes. Mais il faut être ignare pour ne pas comprendre que ces villes sont complémentaires. Au lieu d’avoir une région forte qui se tourne vers la mer, avec une synergie des ports bretons, on a un morcellement des forces locales. Résultat : il faut près de deux heures pour faire Nantes-Rennes en train, contre une heure et demi pour faire Nantes-Paris”, poursuit Michel d’un ton résolu. Et de conclure, comme un mantra : “Tout ça parce que le jacobinisme ne supporte pas les différences régionales.”

Daniel Cohn-Bendit, Jean-Luc Godard et les docks de Saint-Nazaire

Autour de la table, Marcel et Fañch acquiescent en silence, tous deux occupés à fourrer des tracts dans des eco-bags flanqués du drapeau armoricain. Les deux bénévoles sexagénaires se chambrent gentiment. Marcel, chapeau en feutre brun et fine moustache grisonnante, chauvin mais prudent : “Comme je suis diabétique, je bois deux litres de Breizh Cola sans sucre par jour.” Fañch, crâne chauve et pendentif en forme de triskèle autour du cou, le coupe : “Arrête de raconter des conneries et bosse !” À l’image de la liste qu’ils défendent, le duo est loin de s’accorder sur tous les sujets, notamment lorsque la discussion dérive sur la question épineuse de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, situé à 30 kilomètres de Nantes. Ce qui réunit aujourd’hui les deux hommes, c’est d’abord l’amour de la Bretagne. “Quand il y a un match de rugby entre la France et le Pays de Galles, je coupe ma télé pour La Marseillaise et la rallume pour écouter l’hymne gallois, dont l’air est le même que celui de notre pays”, appuie Fañch, en remplissant un verre de pinard. Ce qui les réunit, c’est aussi la “force de persuasion” de leur champion, Gilles Denigot. Un homme que Fañch connaît depuis plus de 30 ans. “Nous avons travaillé ensemble comme dockers sur le port de Saint-Nazaire, remet-il, avec une pointe de respect dans la voix. Sur les quais, c’était le patron. Il a toujours été hors cadre, c’est un rebelle, un électron libre.”

Le problème de  Mai-68, c’est qu’ils étaient dans une mythologie de l’ouvrier, ils ne comprenaient rien à la réalité
Gilles Denigot

Il est 19h quand l’“électron libre” déboule au Bretagne. Il est remonté à bloc contre les médias locaux. La veille, un débat entre cinq candidats était organisé par France 3. “Soixante-quinze minutes de merde !” gueule le Nazairien passé par Europe Ecologie-Les Verts de 2004 à 2014. Sa voix porte et résonne dans la salle encore vide. “Ils n’ont parlé que de détails de gestion. Du genre : ‘Et à quelle heure va passer le bus ?’ Le mot ‘maritime’ n’a même pas été employé !” Le comble pour cet ancien docker tombé dans la marmite militante dès l’adolescence. “J’ai commencé à travailler comme boucher à l’âge de 14 ans, pose-t-il, loin des premiers sympathisants qui commencent à remplir la salle. J’ai été très tôt révolté par les inégalités, par l’opulence de certains et la misère des autres. J’ai rencontré des militants de gauche, des anonymes, qui m’ont plongé dans la lecture des Yeux ouverts de Jacques Duboin (Homme politique, pionnier du concept d’économie distributive, ndlr).” En mai 1968, Gilles est dans les rues de Paris. Il y rencontre Daniel Cohn-Bendit, son “vieil ami”. Mais aussi Jean-Luc Godard et Serge July. “Le problème, c’est qu’ils étaient dans une mythologie de l’ouvrier, ils ne comprenaient rien à la réalité”, lâche-t-il en agitant son iPhone flanqué d’un autocollant “BREIZH 44”. “Tous les jours de ma vie de docker, je me suis levé à 5h du matin. Et j’ai toujours lu !” L’été, le jeune docker descend à Marseille en motocyclette, histoire de suivre les cours d’économie distributive de l’ancien résistant Joseph Pastor, son maître à penser. “Aujourd’hui, la lutte pour la réunification de la Bretagne est une question d’économie distributive.”

Vin d’honneur et “Gwenn ha du”

Il est 20h30 quand le son de la cornemuse avertit l’assistance du début du meeting. Assis dans un coin de la salle, Denigot savoure : “On fait ça bien pour un petit parti, n’est-ce pas ?” Il peaufine encore les notes de son discours en dix points. Sur scène, c’est Michel Nicolas qui a la parole. Il explique qu’il a fallu “labourer pour en arriver là”. Et la salle entonne en chœur “labourat !”, le mot breton signifiant dur labeur. Pour “en arriver là”, en effet, il a fallu enchaîner une dizaine de réunions à travers la région, dont une en forme de bravade, au Mans, au Bistrot des Jacobins. Après le passage des représentants des différents partis de la coopérative puis des têtes de liste des sections départementales, Denigot monte sur l’estrade pour haranguer ses supporters, comme au bon vieux temps des quais de Saint-Nazaire. Près d’une heure de discours durant lequel le tribun tape sur la presse régionale et Les Verts, se rêve en Stéphane Hessel breton puis évoque la grève de la faim de 28 jours qu’il a menée en mai 2012 contre le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Sur ces envolées militantes, l’hymne national breton résonne, repris par le public. Il est 23h, l’heure du vin d’honneur.

Marcel et son panier garni.
Marcel et son panier garni.

À la buvette, Marcel enquille les verres de muscadet. Au grand plaisir du viticulteur Philippe Chon. Lui aussi en a gros sur la patate. “Ça fait une dizaine d’années que les gens ont été détournés du muscadet, assure-t-il, amer. Avant, on le vendait comme le plus breton de tous les vins. Mais maintenant, on nous oblige à dire que c’est un vin du Val de Loire. Ça ne veut rien dire, le Val de Loire. Le muscadet a été vidé de son sens, 600 viticulteurs de Loire-Atlantique ont disparu en dix ans”, ajoute Philippe, la mâchoire serrée. Celle de Marcel est maintenant parfaitement détendue. Il rit à gorge déployée et boit à la gloire du lycée privé Diwan de Carhaix : “Le meilleur au bac !” Il est minuit passé et les Bretons doivent quitter Le Bretagne. Marcel ramasse son chapeau et son drapeau noir et blanc, le fameux “Gwenn ha du”. Il tasse les dernières bouteilles dans un cageot et rentre à pied. Seul, sous la pluie, il rejoint sa femme partie depuis longtemps. Preuve que, finalement, tout est histoire de réunification.

Par Grégoire Belhoste et Arthur Cerf, à Nantes / Photos : AC