JAZZ (1/3)

André Ménard : “Chet, j’vais te casser cette trompette sur la tête !”

Avec son comparse Alain Simard, André Ménard est l’homme derrière le plus grand festival de jazz au monde. Un immense tintamarre planté chaque été au cœur du centre-ville de Montréal, depuis 35 ans. Quelques chiffres permettent de mieux appréhender la chose : près de 800 concerts en dix jours dont les deux tiers gratuits, 25 scènes, près de deux millions de visiteurs de moyenne et, surtout, des milliers d'anecdotes. Drogue, sexe, rock and roll, mais pas que… Rencontre en trois temps avec un passionné, à Montréal. Au programme de cette première partie : Chet Baker, Woody Allen, Nina Simone et Stan Getz. Rien que ça.
André Ménard, en juillet 2015 (photo Vincent Berthe).

Chet Baker. ‘J’vais te casser cette trompette sur la tête !’

Il devait arriver un jour avant. Son concert était tard dans la soirée et je voulais être sûr qu’il se repose. Mais Chet Baker n’a jamais pris cet avion. Dès que je m’en aperçois, je file voir le pianiste canadien Paul Bley qui partage l’affiche avec lui. Je lui demande s’il sait où Chet habite, il me répond : ‘Chez un pharmacien, en Belgique. En entendant ça, je me dis déjà que ça va être compliqué. Le gars s’appelait Jacques Pitzer ou Pitzen, un truc dans ce genre. À Montréal, il était minuit, en Belgique, 6 heures du matin. Je dégotte son numéro et j’appelle ‘le pharmacien’. Je me présente comme le directeur du festival de jazz de Montréal et lui demande si Chet Baker est là. Il y est effectivement et est en train de dormir. Je lui dis alors : ‘Si vous le réveillez, le mettez de suite dans un train direction la gare du Nord, je vous envoie 200 dollars.’ Dans le même temps, Paul Bley téléphone à un ami journaliste à Paris pour récupérer Chet Baker sur le quai et le coller dans l’avion à Roissy. Ce qui m’a coûté 200 dollars de plus. Un dernier coup de fil à Air Canada, histoire d’être certain qu’il ne s’est pas esquivé et j’envoie un chauffeur le chercher. Dans la voiture, ce dernier m’appelle du talkie-walkie pour me dire : ‘Monsieur Baker est avec moi et me demande si je peux lui trouver de l’action.’ En anglais, ‘find me some action’ revient à dire ‘file-moi de la dope’. Là, je lui dis cesser toute discussion sur les talkies et de m’appeler sur le portable. Nous étions en 1986 mais on en avait déjà, des trucs assez énormes… On reprend la conversation, je m’agace : ‘Dis-lui bien que c’est impossible, qu’il ne commence pas à nous emmerder avec des demandes comme ça.’ Le chauffeur me répond en français : ‘O.K. mais c’est un peu bizarre, il n’a pas de valise, qu’un sac de papier avec une bouteille de médocs dedans, et sa trompette.’

Chet Baker finit par débarquer à l’hôtel le visage très marqué, habillé à la Brian Jones, un pantalon ligné rouge et noir et une veste en jean. Depuis sa chambre, il a évidemment trouvé le moyen de se défoncer. Coke, alcool, il a tout mélangé puis est arrivé saoul à la salle, incapable de performer.  Paul Bley me dit : ‘T’inquiète, on va l’installer sur son tabouret, laisse entrer les gens et on verra bien. Je l’ai déjà vu dans des situations similaires et parfois, il s’anime.’ Le public commence donc à s’installer, observe incrédule ce spectre assis, immobile. Les mêmes phrases fusent dans la salle : ‘Oh mon Dieu, c’est Chet Baker !’ On éteint les lumières, Paul Bley entre en scène et commence à jouer un morceau. Il regarde Chet, mais celui-ci ne bouge pas. Il est comme endormi mais droit tout de même. Son tabouret n’ayant pas de dossier, il s’appuie sur sa trompette. Au deuxième morceau, il n’avait toujours pas donné signe de vie. Au troisième tout de même, il commence à chanter. Il fredonne But Not For Me de Gershwin mais ça n’a rien à voir avec ce que joue Paul Bley. Chet ne se démonte pas, essaye alors d’emboucher sa trompette pour entamer un solo. Le seul son qui sort est un vague gargouillis… Là, Paul Bley se dit que c’est foutu. Il se lève et accompagne délicatement Chet vers l’arrière-scène. Puis, finit le concert seul.

Paul Bley & Chet Baker - Théâtre St-Denis , le 3 juillet 1986 (photo: Denis Alix).
Paul Bley & Chet Baker – Théâtre St-Denis , le 3 juillet 1986 (photo: Denis Alix).

Les gens étaient furieux, voulaient être remboursés mais il était 23 heures et les caisses du théâtre étaient fermées. Nous étions dans les premières années du festival, cela ne nous était jamais encore arrivé. Je sur-dramatisais toute cette histoire : ‘Ça y est, notre réputation est entachée à jamais !’ Avec Alain Simard, l’autre fondateur du festival, nous partons dépités manger un bout dans le centre-ville. Là, nous tombons sur Alain Gerber, le célèbre écrivain et critique de jazz français qui me balance : ‘Mais fais pas cette tête, c’était d’une beauté ! Cette tragédie, Chet, c’est son histoire que l’on a vue ce soir. Les gens qui sifflaient ne comprennent rien, ce sont des salauds, c’était tout simplement grandiose…’ Je l’observe un peu interdit et je finis par repasser par l’hôtel. Là, il y avait une jam au bar avec un trio de musiciens. Et qui je croise ? Un Chet Baker ragaillardi qui se promène avec sa trompette. Bien plus clair que trois heures avant. Je fonds sur lui :‘Tu ne vas pas en jouer quand même ?’ – ‘Bah, pourquoi pas ?’ – ‘Écoute, on t’a payé pour ne pas te voir jouer et si là t’y vas, on va être la risée de toute la ville demain’ – ‘Et alors…’  – ‘Si tu souffles dans cet instrument, j’te le casse sur la tête !’

Par la suite, j’ai beaucoup regretté ces mots. On ne parle pas ainsi à un musicien de la grandeur de Chet Baker. J’ai été sanguin, j’ai mal réagi. Et donc, je suis devenu très obsédé par Chet Baker. J’ai acheté tout ce que je pouvais trouver sur lui. Une semaine après cette histoire, il y a le compte rendu du festival dans Libé. Le type était resté plusieurs jours, mais le titre de son article était ‘C’est Chet que j’aime’. À Paris, ils sont tous pareils. Les musiciens blancs, il faut qu’ils soient camés pour être crédibles. À leurs yeux, Dave Brubeck ou Pat Metheny, c’est une fraude alors que Chet ou Art Pepper, ça c’est de la musique ! Tout le romantisme des Français…

Finalement, Chet Baker n’a pas pris non plus son avion du retour, on n’a jamais su comment il était reparti. Mais je l’ai croisé à nouveau six mois plus tard. À New York cette fois. J’étais à un concert de Motörhead mais je savais que plus tard, Chet était programmé dans un restaurant avec Ben Riley à la batterie et Harold Danko au piano. Un set magnifique. À la fin, on se rend dans les cuisines qui faisaient office de loges pour lui parler. Évidemment, il ne me reconnaît pas. Je lui dis : ‘Montréal…’ Il me répond : ‘Ah, le concert avec Paul Bley, c’est ça ? Laisse tomber, ce type est vraiment trop défoncé, mec ! Je ne jouerai plus jamais avec lui.’ Le lendemain, je m’empresse d’appeler Paul Bley pour lui raconter. Il se marre : ‘Ah André, ça c’est les junkies ! La terre ne fait qu’une chose : tourner autour d’eux. Et les gens dessus ne leur veulent que du mal…’ Pour la conclusion de l’histoire, tout n’a pas été perdu. Parce que ce soir-là, dans les cuisines du restaurant, il y avait Gil Evans. Cela faisait des années qu’on essayait de le faire venir, mais c’était difficile, il n’avait pas d’agent. Chet me l’a présenté et l’année d’après, Gil Evans faisait un concert chez nous. D’une certaine manière, il avait réparé sa faute.

Nina Simone : ‘Ma Mercedes Stretch blanche !’

En 1992, nous avions programmé Nina Simone en concert d’ouverture. À la place des Arts, elle partageait la scène avec Charlie Haden et son Liberation Music Orchestra. Bref, une vraie affiche de gauche… Charlie Haden était arrivé un peu à la bourre sur scène. Nina Simone, elle, attendait dans sa loge. J’arrive pour la saluer et me fais cueillir d’emblée. ‘Vous êtes en retard !’, m’agresse-t-elle. Je lui réponds, surpris : ‘En retard de quoi ?‘De dix minutes !’‘Bah, pour le début d’un concert, ce n’est pas toute une vie, non ?’‘Ah bon, vous trouvez ? De toute façon, vous n’êtes qu’un incompétent !’‘Pourquoi ?’‘J’avais demandé une Mercedes Stretch blanche pour me rendre à la salle !’

Il faut savoir qu’elle logeait au Hyatt, soit à 100 mètres de là. Mais, on avait tout de même payé son fichu transport, le chauffeur avait fait tout un détour du site pour la conduire. Le seul problème, c’est qu’il n’y avait pas moyen de foutre la main sur une Mercedes Stretch blanche dans tout Montréal. On l’a donc remplacée par une Cadillac noire. Elle enrageait, me fusillait du regard. ‘Une Cadillac, quelle vulgarité ! Vous êtes un incapable’, a-t-elle fini par lâcher. Je lui ai rétorqué que je n’en avais rien à foutre et je me suis tiré. Juste après, elle est rentrée sur scène furibarde et s’est mise à pianoter de façon très brutale. Elle était loin d’être calmée, ne jouait rien de particulier, se contentait de piocher violemment sur son piano. Mais derrière moi, j’entendais un couple d’homos –car elle était une grande icône dans la communauté gay– s’enthousiasmer : ‘Mon Dieu, écoute ce son, elle est extraordinaire !’

Stan Getz, pour une poignée de dollars

Stan Getz - Théâtre St-Denis (photo: Robert Etchevery), le 8 juillet 1983.
Stan Getz – Théâtre St-Denis, le 8 juillet 1983 (photo : Robert Etchevery).

Stan Getz avait un problème : il ne voulait jamais payer d’impôts. En 1983, nous avions conclu avec son manager, un contrat type où étaient stipulées les taxes fixées par l’État canadien. On a essayé d’en sauver le plus possible, mais il en restait tout de même un peu à payer. Quelques centaines de dollars, tout au plus… Mais Stan Getz en a fait tout un drame et m’a menacé une fois dans les loges : ‘Je ne monte pas sur scène si vous osez me taxer !’ La salle était comble au Théâtre Saint-Denis, 2 200 personnes sagement assises et prises en otage. Là, j’ai eu le bon réflexe, on se rencontrait pour la première fois mais je savais qu’il avait un peu tâté de la prison. J’ai donc inventé un vieux mensonge et lui ai répondu que dans ces conditions, je n’avais d’autres choix que de le dénoncer immédiatement à la police. C’était la règle au Canada, je ne pouvais faire autrement. Il serait donc embarqué, puis reviendrait à ses avocats la responsabilité de le faire sortir. Il m’a dévisagé un instant, a soufflé bruyamment avant de gueuler : ‘Vous n’êtes que des salauds !’ Il avait beau être très fâché, quelques minutes plus tard, il était sur scène. Moi, je n’étais pas à l’aise, je n’ai pas voulu assister au concert. Radio Canada l’a enregistré et quelques semaines plus tard, j’ai récupéré la cassette pour l’écouter. Quel live ! Rien à voir avec Nina Simone. C’était du miel, du Stan Getz dans sa plus belle sonorité, un quintet magnifique. Je me suis alors demandé comment il pouvait changer aussi rapidement d’état d’esprit. Et je me sentais un peu con de ne pas être resté finalement.

Woody Allen : ‘Est-ce que je devrai garder mon pull ?’

Woody Allen - Salle Wilfrid-Pelletier - PdA (photo: Denis Alix), le 29 juin 2008.
Woody Allen –Salle Wilfrid-Pelletier, le 29 juin 2008 (photo : Denis Alix).

Lui, à chaque fois qu’il joue, tu le vois s’asseoir et faire le misérable dans son coin. Toujours malheureux d’être là (rires) ! J’étais parti le rencontrer à New York, j’avais emmené ma fille –16 ans à l’époque– qui l’idolâtrait totalement. Son manager nous avait laissés au bar pour écouter son set. Avant de monter sur scène, Woody Allen le rejoint, pas loin de nous. Là, il lui demande : ‘Est-ce que je devrai garder mon pull ? L’autre jour, j’avais très chaud mais ce soir, il me semble qu’il fait plus froid. Bon, je sais pas…’ Manifestement, il n’est pas confortable. Puis, le voilà qui sort sa clarinette et l’observe, la mine triste : ‘Je crois qu’elle est foutue. De toute façon, c’est pas grave, je joue si mal !’ Évidemment, ma fille n’en perd pas une miette, puis se tourne vers moi et me murmure ravie : ‘C’est extraordinaire !’ Elle voyait enfin le psychotique en action (rires). Woody Allen a fini par rejoindre le groupe, mais n’a participé qu’au premier set. Ça coûte quand même autour de 120 dollars pour rentrer dans le club, mais passons. Après, il est parti causer un peu, dire deux ou trois amabilités au public. Et aussi aux Japonais qui étaient là, fous de le voir de si près. Nous nous sommes croisés un peu plus tard à l’entrée de mon hôtel. Je lui ai dit alors que ça serait bien qu’il vienne jouer au festival. Il a grimacé un peu, m’a répondu qu’il faisait des films tout le temps, que c’était impossible. Là, j’ai insisté : ‘Bien, vous trouvez tout de même le temps de jouer en Europe. Et bien, Montréal, c’est comme l’Europe. Vous devriez venir.’ Ma persévérance a payé, il a fait deux soirs en 2008, la même année d’ailleurs que Leonard Cohen. Ce fut archi-rempli. C’est du dixieland dans ce qu’il y a de plus classique, mais il en joue assez bien. Tu vois qu’il pratique pas mal, bien qu’il continue à affirmer n’être qu’un amateur. Enfin, pour un amateur, le monsieur demande, tout de même, le cachet et le jet privé…

Par Vincent Berthe, à Montréal