CULTURE

Champs de révolte

Hier, des tracteurs venus de loin avaient envahi les rues de la capitale avec, au volant, des agriculteurs venus crier sur tous les toits leur amour pour ce métier qui vaut de l'or mais ne rapporte pas beaucoup d'argent. Plus concrètement, réclamer l’allègement de leurs charges et l’exonération de leurs cotisations sociales. Rencontre avec ceux qui travaillent 60 heures par semaine pour 500 euros mensuels et sont prêts à se faire entendre malgré le bruit des moteurs.

Jeudi 3 septembre, place de la Nation. Les drapeaux des principaux syndicats agricoles flottent au rythme de l’électro de Jabberwocky et Bakermat. Poussés par la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), son très controversé président, Xavier Beulin, et le mouvement des Jeunes Agriculteurs, 1 733 tracteurs et près de 7 000 agriculteurs ont pris d’assaut les rues parisiennes. Si la bonne humeur est au rendez-vous, cette réunion nationale révèle aux yeux de tout le mal-être des éleveurs, exploitants et autres producteurs qui n’ont pas eu d’autre choix que d’enfourcher leurs bolides dernier cri pour venir protester là où tout se décide.

Zoom sur… Sylvain, 41 ans, Côtes-d’Armor

Sylvain est venu là pour se faire entendre. Et se faire voir.
Sylvain est venu là pour se faire entendre. Et se faire voir.

“Aujourd’hui, l’agriculture est en danger. On n’arrive plus à vivre. En Normandie, 50% des agriculteurs vivent en dessous du seuil de pauvreté.” Cette réalité, lâchée par une éleveuse de vaches laitières dans le tumulte de la foule, est aussi celle de Sylvain.
Sylvain fait dans la Charolaise, la “vache à viande”, comme il dit. Il est assis, une bière à la main, son teint hâlé en guise de témoignage de son travail aux prés. S’il est là aujourd’hui, c’est parce qu’il n’arrive plus à joindre les deux bouts. “J’ai une activité à côté, l’agriculture ne me permet plus de vivre”, souffle-t-il. Il est parti mardi des Côtes-d’Armor pour rejoindre la capitale. Un voyage éreintant. “Je suis crevé, on n’a fait que trois pauses pendant le trajet.” Le cortège venu de Bretagne n’a pas fait dans la demi-mesure. Plus d’une centaine de véhicules, roulant à 35 km/h en moyenne, avec à bord une communauté agricole qui se serre les coudes. “Il y avait une super ambiance tout au long du trajet, un camion traiteur faisait la route avec nous pour nous nourrir bénévolement”, se réjouit Sylvain. Une bonne humeur et une solidarité qui ne font qu’amplifier la motivation de Sylvain : “Il faut que nos revendications aboutissent à des projets concrets. On devrait rester à Paris jusqu’à ce qu’on ait ce qu’on réclame. Et si ce n’est pas suffisant, on monte à Bruxelles.”

Zoom sur… Victor et Jules, 27 et 25 ans, Charente

Jules et Victor (assis, en bleu et en noir).
Jules et Victor (assis, en bleu et en noir).

Victor, 27 ans, et Jules, 25 ans, viennent de Charente, de Confolens exactement, à côté d’Angoulême. Ils se sont levés à 1h pour pouvoir attraper le car de 3h. S’ils ont bien croisé quelques tracteurs sur la route, il n’y a pas eu de convoi organisé au départ de leur département, et à Paris, ils ne sont qu’une quinzaine de Charentais.
Fils d’éleveurs de vaches laitières et de vaches à viande, Victor et Jules sont ici pour contester les prix de vente de leurs produits, trop faibles pour “continuer à faire tourner la baraque”, même s’ils sont sceptiques quant aux discussions des politiques et du représentant de la FNSEA, Xavier Beulin. Les aides prévues pour les agriculteurs par Manuel Valls, notamment les aides à l’investissement, ne sont, selon eux, pas suffisantes. “Ca ne changera rien, on n’y croit peu à leurs promesses d’aides”, accuse le premier. “Il faudrait rester plus longtemps pour se faire entendre, au moins jusqu’à lundi. Parce que là, ça ne va servir à rien”, déplore le second. Plus tard, ils aimeraient reprendre l’exploitation de leurs parents, mais aujourd’hui, leur avenir est incertain. “On baigne dedans depuis qu’on est tout petits. Envisager un autre avenir, c’est compliqué, même si on commence à y songer de plus en plus.” En 2012, ils étaient plus de 50 000 adhérents au syndicat des Jeunes Agriculteurs, soit la moitié des agriculteurs de moins de 35 ans.

Zoom sur… Jérôme, 50 ans, Loiret

jérome

Jérôme est bavard, souriant, mais résigné. Il affiche le visage de celui à qui on ne la fait pas. Agriculteur depuis 32 ans dans la culture de betteraves à sucre dans le Loiret, il évoque les manifestations de 1992 contre les réformes de la politique agricole commune (PAC). “À l’époque, on brûlait des pneus, on avait organisé des opérations escargot dans tout le pays. On voulait paralyser la France entière, éveiller les consciences. Les barrages avaient été rompus avec l’envoi de gaz lacrymogène. J’ai encore des impacts de Flash-Ball sur un ancien véhicule.” Vingt-trois ans plus tard, sur le cours de Vincennes, aucun débordement n’est à signaler.
Parti à 4h30 ce matin de son exploitation, Jérôme a rejoint en début de matinée une quarantaine de tracteurs à Auvernaux, à quelques kilomètres d’Évry. “C’était comme un départ de rallye Paris-Dakar, les gens nous faisaient des signes, nous photographiaient ! Ce n’est pas tous les jours qu’on voit des tracteurs dans Paris.” Engagé, Jérôme explique la galère administrative du métier d’agriculteur. “Avant d’aller semer des graines de colza, je dois remplir des dizaines de papiers. On risque des contrôles à tout instant. C’est comme vivre avec une épée de Damoclès en permanence au dessus de soi. Pas étonnant que les jeunes ne tiennent plus la pression.” Car pour s’en sortir aujourd’hui quand on est agriculteur, il faut avoir le sens des affaires. Jérôme regrette l’évolution des pratiques : “On est devenus de véritables entrepreneurs.” Son visage se ferme. “Et si un contrôle ne se passe pas bien, nos aides sont supprimées et on ne peut plus rembourser nos prêts bancaires.” Si la place de la Nation a été parfaitement aménagée pour pouvoir accueillir cette manifestation exceptionnelle, l’agriculteur du Loiret à quand même cette pénible impression d’avoir été écarté du centre de Paris jusqu’à sa périphérie : “Avec mes collègues, ont auraient préféré rouler sur les Champs-Élysées et s’arrêter place de l’Étoile. On aurait eu la sensation d’avoir vraiment envahi Paris.”

Zoom sur… Damien et Luc 20 et 22 ans, Finistère

Damien et Luc posey sur leur Monster Truck.
Damien et Luc posey sur leur Monster Truck.

Damien et Luc ont respectivement 20 et 22 ans. Le premier, coquet, a relevé ses cheveux avec du gel et décoré son oreille gauche d’un faux diam’s ; il cultive des choux, pommes de terres, échalotes, carottes et autres potimarrons avec son père. Le second, qui porte une veste sans manche un peu usée, s’est greffé à une exploitation de porcs il y a trois ans et rêve un jour de pouvoir ouvrir sa petite affaire.
Comme Sylvain, ils ont pris la route mardi matin, après avoir pris le soin de décorer leurs bolides de drapeaux bretons et d’affiches en carton peintes à la bombe fluorescente sur lesquelles on peut lire les slogans “Laissez-nous travailler ! ”, “Pas de nourriture, sans agriculture ”, “1 sur 2 mis en terre ”… Ils sont partis à 11h de Morlaix avec un premier cortège de 70 véhicules, puis ont suivi la RN12 jusqu’à Guingamp, où ils ont fait une première escale. Sur chaque tracteur, des binômes se sont relayés pour arriver en forme à Paris ce jeudi, 535 kilomètres à 30 km/h plus tard. “On a fait quelques pointes à 40, se satisfait Damien. Mais c’est un voyage interminable.”
Tout au long de leur parcours, ils ont été encouragés et applaudis par des curieux et des habitants des communes traversées. Luc assure que “jusqu’à 3h du matin, ils étaient là. C’était fou. [il ]était très étonné.” Mercredi soir, ils se sont tous arrêtés dans une ferme près de Versailles à 40 kilomètres de Paris, avant de reprendre la route au petit matin. “L’accueil des Parisiens a été exceptionnel. On a eu très peur du clivage entre monde rural et milieu urbain. Aujourd’hui, j’ai compris que les citadins se rendent compte qu’ils mangent ce que nous produisons et nous respectent pour ça. C’est vrai qu’on a souvent de mauvais a priori sur les habitants des grandes agglomérations. On est des culs terreux pour certains, du moins, c’est ce qu’on pensait.” Rien que pour ça, les deux amis ne regrettent pas le voyage, avec cette impression de ne plus être isolés dans un quotidien rythmé par les travaux agricoles.
“Venir ici, c’est comme jouer au Loto : on a très peu de chances de gagner, mais il y a toujours un espoir”, image Damien. Mais l’espoir a parfois ses limites. Il est 16h et les annonces faites par Xavier Beulin n’ont pas su séduire ces jeunes agriculteurs, qui considèrent d’ailleurs le président de la FNSEA comme le porte-parole du gouvernement. Les visages déçus regardent le béton. “On aimerait rester, mais on est obligés de partir pour des raisons logistiques. Notre travail ne nous permet pas de rester très longtemps loin de chez nous…” Malgré l’appel du président des Jeunes Agriculteurs du Finistère à un prolongement du trajet pour une mobilisation à Bruxelles, Damien et Luc feront demi-tour. “Il faut arrêter de nous prendre pour des cons.”

Sur le chemin du retour, les drapeaux du syndicat des Jeunes Agriculteurs sont en berne mais les drapeaux bretons flottent avec fierté. “Personne ne peut nous enlever notre véritable identité.” Et leur profession? “J’ai choisi ce boulot parce que, justement, ce n’est pas un métier mais une vocation, rappelle Damien. Sinon, il y a bien longtemps que j’aurais arrêté de cultiver des légumes qui me coûtent 40 centimes le kilo et que je dois laisser partir à 5 centimes. C’est fou, on bosse à perte. Vous savez ce que c’est un bon mois chez nous? 500 euros !” Lui et Luc se lèvent tous les matins à 6h. À eux deux, ils travaillent plus de 150 heures par semaine. C’est une vocation, certes, mais ils ne savent pas encore combien de temps ils pourront tenir.

Par Romane Ganneval et Léa Lestage / Photos : RG et LL