Eve Babitz, Sun Woman

Amante de Jim Morrison, d’Ed Ruscha ou d’Harrison Ford, protégée de Grover Lewis, muse du château Marmont, Eve Babitz était “une petite blonde de 18 ans de Sunset Boulevard. [Elle est] aussi écrivain.” Gallmeister vient de traduire son deuxième roman : Jours tranquilles, brèves rencontres.
© Sol Babitz

18 octobre 1963, Pasadena Art Museum de Los Angeles. Il est tôt quand arrive en voiture une jeune fille d’à peine 20 ans, les yeux bouffis d’alcool et le geste lourd. Quelques heures avant, elle sirotait du champagne avec le L.A. mondain à la soirée d’ouverture de la rétrospective consacrée à Marcel Duchamp. Mais elle n’a pas passé une bonne soirée : elle a trop bu, de rage, vexée de ne pas avoir été conviée au vernissage VIP, qui s’est déroulé quelques jours auparavant. Walter Hoops, curateur de l’exposition et accessoirement amant de 11 ans son aîné, a omis de l’inviter. Contrairement à Andy Warhol et Dennis Hopper. De toute façon, Walter ne répond plus à ses appels depuis que sa femme a débarqué. Sauf qu’aujourd’hui, elle, Eve Babitz, ingénue à peine sortie du lycée, a rendez-vous avec Julian Wasser, photographe au Time. Il n’est pas plus de 8h30 mais il fait déjà plus de trente degrés dans la salle principale, où il l’attend. À ses côtés, Marcel Duchamp tout de noir vêtu, au beau milieu de sa propre rétrospective, assis devant un jeu d’échec sur une table en bois. La jeune fille est invitée à s’asseoir face à l’auteur de Nu descendant un escalier et à enlever ses vêtements. Pour une partie d’échec. La photo est prise ; représentative de la révolution artistique de Duchamp, elle deviendra iconique. Eve s’en fout, elle sait à peine qui est ce Français avec qui elle parle de L’oiseau de Feu de Stravinsky – son parrain – pendant qu’il lui inflige trois échec et mat d’affilée. Elle tient sa revanche.

NUDE PONDERING HER NEXT MOVE Eve Babitz, chessboard, and Marcel Duchamp, 1963. © Julian Wasser
NUDE PONDERING HER NEXT MOVE Eve Babitz, chessboard, and Marcel Duchamp, 1963. © Julian Wasser

Vera Stravinski leur apprend à manger du caviar

Si elle devient “the nude girl” un peu par hasard, Eve Babitz n’était certainement pas destinée à rester dans l’ombre bien longtemps. Née sur Bronson Avenue à Hollywood, d’un père premier violon de l’orchestre de la 20th Century Fox, Eve va à pied au lycée chic d’Hollywood High, où elle fume des joints avec les enfants de l’élite bobo. Dans ce Los Angeles “charmant où les lupins violets et les coquelicots rouges fleurissent sur les collines”, les deux filles Babitz “ont la liberté de descendre Hollywood Boulevard pour glisser leurs mains dans les traces de Marilyn Monroe”, se souvient aujourd’hui Mirandi, la cadette. Le week-end, leurs

Dans la vie de tous les jeunes hommes, il y a une Eve Babitz. Généralement, c’est Eve Babitz
Earl McGrath

parents les emmènent pique-niquer avec Charlie Chaplin et Greta Garbo. Vera Stravinski leur apprend à manger du caviar. Pendant que les sœurs bronzent à Venice, leur mère dessine au crayon les détours des buildings de Los Angeles. Cette ville qui obsédera les Babitz, et que Mirandi décrit aujourd’hui comme on parlerait de Paris dans les années 20 : “C’étaient plein dintellectuels, dartistes, de musiciens, de fêtes et dalcool. Oui, un Paris des années 20 délocalisé à Nice pour la météo.”  Avant même de quitter le lycée, Eve est l’une de ces it-girls dont les histoires commencent toujours par “J’étais là par hasard et jai rencontré Machin”. Mais elle n’est jamais vraiment là par hasard : elle est belle, voluptueuse, lit Virginia Woolf, a une tendance à dire oui à tout et un don pour reconnaître le talent. Le succès de Bret Easton Ellis, celui des musiciens Jim Morrison et Michael Franks, elle les avait vu venir. La rencontre Frank Zappa et Salvador Dalí, c’est elle. Quand arrivent les années 60, elle est déjà – selon la formule de Vanity Fair – une “Edie Sedgwick coupée avec Gertrude Stein avec un peu de Louise Brooks”. Comprendre une groupie professionnelle, moins bête qu’elle en a l’air, dont tous les garçons un peu intelligents tombent éperdument amoureux. Elle est la Lolita de toutes les coming-of-age story du coin, la Penny Lane de tous les groupes de rock en ville. L’amante de Jim Morrison, d’Ed Ruscha, ou d’Harrison Ford. Earl McGrath, ancien directeur de Rolling Stone Records, résume le personnage ainsi : “Dans la vie de tous les jeunes hommes, il y a une Eve Babitz. Généralement, cest Eve Babitz.”

Écrire pour le plaisir

Aujourd’hui, on ne croise plus l’ancienne muse au bar du château Marmont. Même pour parler de ses cinq romans. Victime dun très grave accident en 1997, Eve Babitz vit recluse depuis dix ans, ne parle quasiment à personne, ne sort quasiment pas de chez elle et alterne visiblement des phases de bonne humeur et de dépression. En plus, elle ne possède pas dadresse e-mail”, pose d’emblée Gallmeister, l’éditeur Français de Jours tranquilles, brèves rencontres. Si désormais, elle n’écrit plus et que ses romans sont presque introuvables aux États-Unis, Babitz a su très en amont s’attirer de respectables admirateurs. Depuis qu’elle lui a écrit une courte lettre en 1961 – “Dear Joseph, je suis une petite blonde de 18 ans de Sunset Boulevard. Je suis aussi écrivain.” – Heller, l’auteur de Catch-22, est fan. Finalement, c’est Grover Lewis de Rolling Stone qui lui offre sa première publication, impressionné par le style de celle qui restera l’une de ses protégées. Puis vient 1974 et son premier roman, sobrement intitulé Eves Hollywood. Le New York Times l’adoube – “Babitz écrit avec la douloureuse urgence de l’adolescence et la perspective lucide d’une femme plus mature” – alors que le Los Angeles Times y voit une “Madame de Sévigné transposée au

Les gens avec un cerveau sont à New York, ceux avec un visage sont à l’Ouest
Eve Babitz

château Marmont, déjeunant, aimant et pleurant à Hollywood, ce Versailles des temps modernes”. On la compare à Nathanael West et Joan Didion pour le décor californien, à Scott Fitzgerald “dans l’élégance du phrasé, dans l’apparente simplicité qui font le style, et cette capacité à capturer une ambiance et une époque dans des livres qui ne vieillissent pas”, remet aujourd’hui son éditeur français Philippe Beyvin. De l’air du temps, Eve avait déjà les références pop culture (“Venice ressemblait cet été-là à une toile de Hopper”) et un sens inné de la punchline (“Le seul moment où les hommes tombent amoureux des roses, c’est dans les publicités pour les poires vaginales”). Pourtant, Los Angeles n’est pas une ville d’écrivain et Eve ne sait pas vraiment pourquoi elle écrit. D’ailleurs, quand on lui demande comment elle s’y prend, elle répond en souriant : “À la machine à écrire les matins où il ny a rien dautre à faire.” La tradition littéraire américaine réside plutôt sur l’autre côte, à New York où se croisent à l’époque Kerouac, Ginsberg et Burroughs. Selon ses propres mots : “Les gens avec un cerveau sont à New York, ceux avec un visage sont à lOuest.” Mais Hollywood, cette industrie qui a avalé nombre d’écrivains de talent, jusqu’à tuer Scott Fitzgerald, plaît à Eve. Elle y aime la chaleur, “cette immuable, maussade et détestable uniformité”, “ce temps de tremblement de terre”. D’après elle, “les gens qui aiment Los Angeles sont des gens sensuels”.

La facilité ne peut s’encombrer de la célébrité

Quand, en 1977, Jours tranquilles, brèves rencontres paraît, Eve a choisi une vie facile, elle ne cherche pas vraiment à réussir. Elle a 34 ans, prend du Quaalude pour se détendre, a beaucoup d’amis dépressifs. Le journaliste Dave Hickey explique à Vanity Fair pourquoi Eve n’est jamais devenue Fitzgerald : “Elle est souvent sous-estimée parce que son style est tellement serein. Il ny a jamais une hésitation.” Lorsqu’elle écrit, tout paraît trop facile. Alors, Eve se contente de raconter ses journées, ses soirées, ses amants, ses théories. Entre autres : “Je pense que l’adultère est un art. En France, ils jouent plus ou moins cartes sur table et ennoblissent les liaisons amoureuses en tant qu’aventures créatives car pour la plupart des gens, ce sont les seules aventures créatives qu’ils vivront de leur vie.” Si elle n’a jamais pris sa carrière d’écrivain très au sérieux, en amour, Babitz a fait le tour de la question. D’ailleurs, elle est seule. Mais seule par choix, l’un de ceux qu’elle raconte dans ces mémoires déguisées en nouvelles : “En roulant vers chez moi, dos à la gigantesque chauve-souris orange du coucher de soleil à l’est d’Olympic Boulevard, à l’heure de pointe, je décidai que trop c’était trop – je me contenterais des couchers de soleil de Los Angeles et cesserais de chercher ce quelqu’un qui ne me dérangerait pas.”

© Laurie Pepper (se trouvent sur cette photo, au premier plan, les parents des sœurs Babitz, Sol et Mae ; à côté d'Eve Babitz, le célèbre jazzman Art Pepper – marié à la cousine des sœurs Babitz – et à sa droite, le musicien Harry Lubin)
© Laurie Pepper (se trouvent sur cette photo, au premier plan, les parents des sœurs Babitz, Sol et Mae ; à côté d’Eve Babitz, le célèbre jazzman Art Pepper – marié à la cousine des sœurs Babitz – et à sa droite, le musicien Harry Lubin)

L’ancienne it-girl des soirées privées ensoleillées n’est donc jamais devenue aussi connue que ceux qu’elle fréquentait. Vingt ans avant qu’arrive 1997 et l’accident de voiture qui lui fera renoncer à la compagnie du monde, elle avait déjà tiré un trait sur la question, sans regret : “Jai compris que ce quil y avait de véritablement affreux avec le succès est quil ait représenté durant toutes ces années ce qui viendrait tout arranger.” “Je ne suis pas devenue célèbre, mais je men suis suffisamment approchée pour sentir les relents du succès. Ça sentait le tissu cramé et les gardénias rances.”

 

Par Hélène Coutard