CINÉMA

Guillermo del Toro : “Si on ne protège pas le droit à l’erreur, nous allons tous être crucifiés”

Guillermo del Toro, dont Pedro Almodovar disait “qu’il pouvait tuer 20 personnes à l’écran mais ne savait pas filmer une relation sexuelle”, fait son retour sur grand écran avec son film Crimson Peak. À la fois créateur génial et en rupture avec le monde, le réalisateur mexicain donne enfin des clés de lecture de ses films. Qui font écho à la société…
Guillermo del Toro, un air de Michael Moore et une statue / Photo (Universal Pictures)

Vous avez dit un jour: ‘Les êtres humains, c’est l’horreur véritable.’ À ce point?

La vérité, c’est que je ne suis pas une personne très sociable. Mais mon travail est très sociable. Peut-être que je ne suis pas très sociable parce que mon travail est très sociable. Je m’explique: j’ai une certaine conscience de ce que sont les gens donc, quand je ne tourne pas un film, je ne vois pas grand monde. J’ai toujours été très solitaire. Enfant, quand je vivais à Guadalajara, je lisais des romans sur les vampires sous ma couette, je voyais des monstres. J’avais déjà mon monde. Aujourd’hui, je vis dans une valise. Toronto, Los Angeles, ici, là… J’ai toujours aimé rester seul, je n’aime pas faire la fête. Ma société, ce sont les gens avec qui je travaille, les acteurs, les techniciens, les décorateurs. Mais pour autant, je ne suis pas coupé du monde. Loin de là: je suis les informations des pays où je vis, les journaux locaux et ce qui m’intéresse par dessus tout, c’est que la communication entre les gens est en train de changer. Au niveau social, il y a désormais une énorme nécessité de crucifier les gens sur les réseaux sociaux pour n’importe quoi. Il existe aujourd’hui une police de la culture et de la pensée, un moment où il y a une possibilité de crucifier quelqu’un en un clin d’œil. Avant, ce n’était pas à la même vitesse. Aujourd’hui, le jugement est instantané. À l’époque où j’ai grandi, quand un journal publiait une information sur quelqu’un, il croisait ses sources, les autres médias corroboraient ou non, il y avait une forme d’attente d’ordre légal, une responsabilité journalistique. Ce n’est plus le cas, et sincèrement, cela m’inquiète parce que j’aime beaucoup l’imperfection humaine. Le droit le plus sacré de l’être humain, c’est le droit à l’erreur. Si on ne respecte pas ce droit-là, si on ne le protège pas, nous allons tous êtres crucifiés.

Les imperfections cachées, ça vous fascine ?

Quand quelqu’un parle, apparaît à la télévision, dans un magazine, il est seul. S’il dit une erreur, il peut y avoir un effet papillon qu’il ne maîtrise pas, et ça part en

À travers les réseaux sociaux, nous avons créé une sorte de pornographie existentielle. Le selfie, c’est clairement un paroxysme en terme de pornographie, non?

vrille. Ça, c’est l’exigence de toutes les figures publiques qui doivent être alertes à 100%. Il n’y a plus de communication normale et naturelle. C’est dur. C’est un temps étrange qu’on traverse. Ce qui m’intéresse, ce sont les monstres au cinéma parce qu’ils représentent l’imperfection de tout un chacun. Je crois que faire œuvre de pensée abstraite requiert d’utiliser la parabole. La pensée abstraite se comprend mieux sous cette forme mais la parabole nécessite de l’imagination, et l’imagination nécessite des anges et des démons pour tout comprendre dans l’absolu. Parce qu’à dire vrai, les gens normaux sont quand même très relatifs, non? Le pire despote du monde, le plus grand assassin du monde, a été un enfant qu’on a lavé, qui traversait la rue dans les clous, qui a été, à un moment, un bon enfant. Penser l’absolu permet de construire la parabole. C’est nécessaire.

Quel regard avez-vous sur l’engagement en politique ?

Ce sont plus les citoyens que les politiques qui m’intéressent, pour être honnête. Un bon gouvernement ne se repose pas sur des politiques mais sur les citoyens, à la source, je crois. Comment devenir chacun un bon citoyen? Ça, c’est une bonne question… C’est un moment intéressant de l’histoire de l’humanité que nous vivons parce que, d’un côté, nous avons l’exigence de l’homme des réseaux sociaux, qui est toujours alerte, sur ses gardes, impeccable et de l’autre côté, celui des décapitations, des disparitions, des narcotrafiquants, des génocides qui est très structuré.

Votre père a été kidnappé en 1997, libéré sur rançon après 72 jours…

Je ne veux plus en parler. D’un point de vue général, dans le pays, ça a eu des conséquences énormes, vraiment. Au Mexique, il y a une conséquence directe de cette violence qui s’appelle la décomposition sociale. Il n’y a même plus de tentative de détruire la structure: la structure n’existe plus, elle est complètement dissoute. C’est comme vivre dans une maison sans murs où n’importe qui peut entrer à n’importe quel moment.

Un pays semble plus adapté selon vous aux changements du monde?

La Nouvelle-Zélande m’enchante, j’aime le Canada, des pays d’Europe pour différentes raisons mais il n’existe pas de pays idéal. C’est difficile parce que la politique se charge de créer une nomenclature qui nous sépare –les Blancs, les Noirs, les immigrants légaux ou illégaux–, et nous croyons à cette nomenclature. Ce sont des nomenclatures inventées! Pour autant, il ne faut pas avoir peur de cette évolution du monde ; je crois que si tu as vraiment peur, et bien ça veut dire que tu es vieux. On ne peut pas avoir peur, on peut penser ce qui se passe, en parler, mais la peur ne sert à rien. La peur ne m’intéresse que comme élément narratif, pas comme forme de vie. Je trouve très intéressant par exemple quand il y a des manifestations et mouvements qui naissent au cœur des réseaux sociaux. Quand se convoquent 100 000 personnes qui manifestent et qui proposent une vitesse sociale quasi fondamentale. Et en même temps, à travers les réseaux sociaux, nous avons créé une sorte de pornographie existentielle. Le selfie, c’est clairement un paroxysme en terme de pornographie, non?

À voir : Crimson Peak, réalisé par Guillermo del Toro. Avec Mia Wasikowska, Jessica Chastain, Tom Hiddleston. 1h59. En salle.

Par Brieux Férot