HOMMAGE

Johan Cruyff : “Chaque inconvénient a son avantage”

Légende du football, Johan Cruyff est mort ce jeudi 24 mars. Depuis, sur les réseaux sociaux, anonymes et célébrités lui rendent hommage, notamment en diffusant des bons mots du Hollandais volant. En effet, l’influence la plus prégnante de Johan Cruyff sur les Pays-Bas n’est pas footballistique. Non, elle est linguistique. Pendant 40 ans, dans la presse et à la télévision, l’ancien joueur de l’Ajax a disséminé des maximes, baptisées “cruyffismes” par le public, dont lui seul avait le secret. Deux-points, ouvrez les guillemets.

(Article paru dans le n°128 du magazine SO FOOT en juillet 2015)

Lors de la défaite aux tirs au but des Pays-Bas en demi-finale de “son” Euro 2000 face à l’Italie, Johan Cruyff n’est pas sur le terrain. Pas même sur le banc. Pourtant, il se fait remarquer en prononçant la réaction d’après-match ultime. De celles que les Hollandais peuvent ressortir de tête quinze ans après: “Les Italiens n’ont pas gagné mais nous avons perdu.” Là-bas, cette citation a désormais un nom. Ça s’appelle un cruijffiaan. Ces “cruyffismes”, en VF, qualifient les pensées footballistiques, un peu tordues mais très sensées, que le plus célèbre footballeur du pays déclame quand on lui tend un micro. Jan Pekelder, professeur néerlandais en linguistique synchronique à l’université Paris-Sorbonne, les a analysées: “Il manie un certain nombre de figures de style telles que le paradoxe: ‘Le foot est un jeu simple mais il est extrêmement difficile de jouer simplement’, le pléonasme: ‘Ce qui est négatif n’a aucun sens’ ou la tautologie: ‘Si ça ne marche pas bien, ça ne marche pas bien’, toujours assaisonnées à la sauce amstellodamoise, son patois d’origine. Mais d’autres phénomènes sont observables. Il aime mélanger les registres, c’est-à-dire le langage soutenu et populaire. C’est assez déroutant. Enfin, il sort régulièrement des évidences, du genre: ‘Pour gagner, il faut marquer.’ Du coup, on a tendance à chercher dans les paroles cruyffiennes une vérité profonde, voire une grande sagesse.”

Comme l’intelligentsia a accepté ces phrases de Cruyff, qui sont effectivement parfois assez stupides, on les a analysées comme étant des tournures de génie
Jan Pekelder, professeur néerlandais en linguistique synchronique à l’université Paris-Sorbonne

La plus connue d’entre toutes? “Chaque inconvénient a son avantage.” “C’est devenu une expression commune aux Pays-Bas. Même les politiciens l’utilisent, explique Rinie van den Elzen, imitateur de Cruyff depuis plus de 20 ans. C’est la même chose pour ‘En un momento dado’ (‘à un moment donné’, ndlr) en Espagne. Tout le monde le dit là-bas, même si cette expression n’est pas correcte en espagnol. Ses phrases ont quelque chose d’impénétrable, comme les paroles d’un saint.” C’est là où l’on touche du doigt la subtilité des cruyffismes… Le statut d’icône de Cruyff fait que chacune de ses phrases devient parole d’Évangile quand d’autres passeraient pour des idiots. “Comme l’intelligentsia a accepté ces phrases qui sont effectivement parfois assez stupides, on les a analysées comme étant des tournures de génie, explique Jan Pekelder. Rien n’est moins vrai. Elles sont souvent drôles, parfois absurdes, mais dans la bouche de Cruyff, elles accèdent au statut de ‘formule magique’.” Au point parfois de soulager certains managers en mal de nouvelles techniques de coaching. “Pieter Winsemius, un ancien ministre néerlandais de l’Économie, a ainsi écrit un livre sur le leadership dans lequel il cite des déclarations de Johan Cruyff, explique Sytze de Boer, co-auteur, avec Johan Cruyff himself, de l’ouvrage Johan Cruijff uitspraken, compilation des meilleurs cruyffismes. Dans le management également, on n’hésite pas à y faire référence, notamment dans quelques grandes entreprises du pays.” Une situation qui amuse beaucoup Van den Elzen: “Dans cent ans, des gens finiront probablement par transformer ses paroles en une religion. Mais pour cela, il va falloir qu’il reste immaculé.” Parce qu’après tout, chaque avantage a aussi son inconvénient.SF128-Cruyffismes

Par Émilien Hofman et Matthieu Rostac