PRÉSIDENTIELLE

Jour d’élection à Buenos Aires

Après douze ans et trois mandats successifs de la famille Kirchner –un pour Nestor, deux pour Cristina–, l’Argentine était appelée à s’exprimer dimanche dans les urnes, et ainsi, répondre à cette question : la continuité ou le changement ? Autrement dit : Daniel Scioli ou Mauricio Macri ? Entre inquiétudes, espoirs et désillusions, récit d’un dimanche dans les rues de Buenos Aires.
Mauricio Macri fête sa victoire avec ses militants.

Il est huit heures du matin quand l’école primaire Republica Islamica de Iran, située rue Cabrera, dans le quartier de Palermo, ouvre ses portes. Dehors, quelques personnes font déjà le pied de grue. La cour de récréation est divisée en quatre, avec autant de tables et d’isoloirs pour accueillir les votants. Chaque table compte un observateur par parti –le FPV (Frente para la Victoria) de Daniel Scioli et Cambiemos de Mauricio Macri–, ainsi qu’un président et un suppléant. Virginia officie à la table n° 927. Elle s’est portée volontaire car elle avait des doutes sur la bonne tenue des élections, elle avait besoin de “voir de [ses] propres yeux comment ça se passait”. Le soir du premier tour, qui a vu Scioli devancer Macri de trois points et lancer le premier ballotage de l’histoire politique du pays, elle a dégainé son téléphone : “On attendait et les résultats ne tombaient pas. On avait fermé les urnes à 18h mais ils ne sont sortis qu’à minuit passé. Devant les suspicions de fraude, on a été beaucoup à tweeter la photo des résultats de notre table.” Histoire qu’ils ne se perdent pas en route. Autour de la table, il y a unanimité : l’Argentine doit démontrer qu’elle est une démocratie digne de ce nom. Pour ce qui est de la participation, les citoyens semblent répondre présent. “Depuis l’ouverture, ça n’a pas arrêté de défiler. Ça risque de se calmer à l’heure du déjeuner, asado du dimanche oblige, avant de reprendre de plus belle à partir de 16h jusqu’à la fermeture”, précise Virginia.

Après sept mois d’une campagne agitée, le pays est divisé. Les clichés n’ont épargné aucun des deux camps. Angel, médecin dans le civil, vient de glisser son bulletin dans l’urne. Il fait le point : “On est allés trop loin. Quelque soit le résultat, il faut qu’on fasse notre autocritique. En amour, en foot et en politique, on est trop passionnés. À entendre les uns et les autres, la moitié du pays serait composée de voleurs et l’autre d’ordures.” Les “voleurs” ? Les partisans du FPV, soupçonnés de monnayer leur vote contre des aides sociales ou des emplois fantoches. Les “ordures” ? Ceux de Cambiemos, accusés de vouloir remettre au goût du jour la politique ultralibérale des années 90.

“Si Macri l’emporte, je me tire une balle”

Une dizaine de rues plus loin, les vendeurs ambulants squattent les trottoirs tout autour de la Plaza Almagro. Fernando a disposé une vingtaine de livres par terre ainsi que quelques jouets usagés. Avant de se confier, il baisse la voix, car “son voisin vote pour Macri”. Ce matin, il a choisi Scioli : “Je suis un type normal, j’achète mon choripan au coin de la rue. Pourquoi est-ce que j’irais voter pour un candidat qui représente les intérêts des multinationales ? Mon vote, c’est une manière de leur dire que je suis contre le retour des années Menem. Le nom de l’ancien président, accusé d’avoir envoyé son pays dans le mur en le livrant aux capitaux étrangers, entre 1989 et 1999, revient en boucle. De fait, les deux camps se renvoient la patate chaude, Scioli et Macri ayant tous deux fait leurs débuts sous la houlette de l’ancien président.

Les gens sont solidaires. Comme ce couple de vendeurs de chaussures qui me laisse dormir sous leur devanture. Ça, ce sont des actes, pas des promesses
Hector, SDF

Une époque où les deux hommes entretenaient une relation courtoise, alimentée par leur passion du sport et des soirées dansantes. Depuis, la campagne est passée par là. Entre deux clients, Fernando tripote un pistolet en plastique en se préparant à toutes les éventualités : “Les sondages ne nous donnent pas gagnants mais nous, les Argentins, sommes imprévisibles. On ne sait jamais de quoi demain sera fait. Et puis, de toute façon, si Macri l’emporte, je me tire une balle, ou plutôt une bille.”
Un peu plus loin, rue Jeronimo Salguero, les membres de La Campora, le mouvement fondé par le fils Kirchner, Máximo, pour organiser la jeunesse et appuyer la politique de ses parents, ont installé leurs chaises sur le pavé. Les enceintes crachent du rock national, les automobilistes klaxonnent et déclenchent les “dale Daniel” des militants. Laura travaille dans une banque et prépare une licence d’histoire. Elle a fait campagne pour “la continuité” car “Macri se fiche de l’éducation”. Elle ne se fait guère d’illusions sur le dénouement mais, peu importe, le combat continue : “On n’est pas que des militants de la victoire. Si on perd, on poursuivra nos activités, le soutien scolaire et les sorties culturelles.” Ses camarades approuvent. Yeux cernés, barbes hirsutes, la campagne a laissé des traces : “On avait besoin que ce jour arrive, on est content que ça se termine.”
Assis à l’intersection Sarmiento et Bulnes, Hector, lui non plus, n’a pas l’air dans la forme de sa vie. Il vit dans la rue et gagne quelques pesos en ramassant des bouts de métal qu’il revend ensuite. Il a voté Scioli, la mort dans l’âme. “Il est plus proche du peuple. Mais j’aurais voté blanc si les bulletins avaient été comptabilisés.” Il considère que les Argentins n’ont pas les dirigeants qu’ils méritent : “Les gens sont solidaires. Par exemple, ce couple de vendeurs de chaussures qui me laisse dormir sous leur devanture. Ça, ce sont des actes, pas des promesses.” Dans son chariot rempli de fripes, il a un balai “pour nettoyer après son passage”.

Hector et son caddie (photo: Nicolas Zeisler)
Hector et son caddie (photo: Nicolas Zeisler)

Le parfum de la victoire à Costa Salguero

Depuis 16h, le très chic complexe de Costa Salguero, situé au bord du Rio de la Plata, voit affluer les sympathisants. Une file gigantesque s’est formée devant le bunker de Cambiemos. Les 7 000 accréditations et invitations sont parties comme des petits pains la semaine précédant l’élection. Ceux qui n’ont pas obtenu le précieux sésame se rabattent sur la camionnette avec écran géant pour voir ce qui se passe à l’intérieur. C’est le cas de Marcela et Nilda, deux copines qui ont fait le déplacement depuis la banlieue cossue de San Isidro. Pour elles, c’est une histoire de personnalité. “Avec Cristina Kirchner, les gens sont sous tension. Si tu n’es pas avec elle, tu es contre elle. C’est devenu insupportable. Je ne sais pas exactement ce que va faire Macri mais c’est un homme ouvert au dialogue, capable de travailler en équipe. On a besoin de ça”, explique Marcela, responsable d’une petite boutique d’électronique en banlieue nord. Les textos pleuvent et les premiers cris de joie se font entendre. Les vendeurs de drapeaux ont flairé le bon filon. D’autant que les sympathisants ont les moyens. Carmen le sait, elle qui vit dans un bidonville près de la gare de Retiro et qui vend des boissons fraîches. Elle détonne dans cette foule tirée à quatre épingles. Aujourd’hui, elle a tenu à installer son poste près du bunker de Macri. “J’ai voté pour lui, même si mes amis m’ont dit qu’il allait m’interdire de vendre mes boissons. Je m’en fiche, je vendrai autre chose. Je suis contente qu’il ait sa chance même si je me sens différente des gens qui le soutiennent. C’est vrai que les péronistes sont plus chaleureux. À cette heure-là, chez Scioli, ils seraient en train de danser et de boire.”

L'écran-mobile à Costa Salguero (photo : Nicolas Zeisler).
L’écran-mobile à Costa Salguero (photo : Nicolas Zeisler).

À 19h30, la victoire est quasiment officialisée par les lieutenants du candidat de l’opposition. Les vendeurs de pralines débarquent à leur tour. Mais pas de ça pour Marcela : “J’ai fait un vœu. J’ai promis que si Macri gagnait, je me privais de sucreries pendant un mois.” 

Macri danse, les pro-Scioli pleurent

Pendant ce temps, les soutiens du gouvernement se sont réunis sur la Plaza de Mayo, à deux pas de la Casa Rosada, siège de l’exécutif, et de l’hôtel NH City & Tower où se terre le candidat Scioli. Des jeunes surtout. Ça descend des canettes de bière et ça sent fort la saucisse grillée. Collés à la vitre du café-restaurant Gran Victoria, une poignée de citoyens a les yeux fixés sur la télévision. Il est 22h et le doute n’est plus permis : Macri l’emporte. Le futur président esquisse quelques pas de danse tandis qu’une pluie de ballons multicolores tombe sur son bunker en liesse. De l’autre côté de l’écran, les mines sont déconfites et les yeux humides, mais pas question de lever le camp. Micaela, étudiante en droit, a passé l’après-midi sur place : “On a perdu mais on continue à soutenir ce gouvernement. On va chanter toute la nuit et leur montrer qu’on est là. Ici, les gens y croient vraiment, des gamins de 10 ans aux vieillards de 80 ans.” Mais elle ne peut contenir une grosse bouffée de déception : “C’est toujours la même chose. Les gouvernements populaires, comme celui de Cristina, sortent les classes moyennes de la misère. Et ces dernières finissent par voter pour le candidat des riches. On a la mémoire courte en Argentine. Qu’ils ne viennent pas se plaindre si nous perdons nos acquis sociaux.”

J’ai choisi Macri même s’il ne représente pas mes idées. Cristina et les péronistes ont construit une imagerie populaire très efficace avec un seul objectif : voler et s’en mettre plein les poches. La priorité, c’était de les sortir
Daniela, proche du Frente de Izquierda

Scioli a disparu des conversations. Il est question de Cristina et de Nestor, décédé en 2010, mais aussi d’Eva et de Juan Perón, les inspirateurs du mouvement qui agite la vie politique argentine depuis la moitié des années 40. Une goutte de pluie s’écrase sur le sol. “C’est Nestor qui pleure”, philosophe une vieille dame nostalgique. Elle est venue rendre un dernier hommage à la sortante. Comme ce type resté planté 20 minutes le regard tourné vers la Casa Rosada, avec ce drapeau griffonné entre les mains : “Merci Cristina pour tout ce que tu as fait pour nous. Excuse-nous de ne pas avoir été à ta hauteur.”
À 500 mètres de là, au bout de l’avenue Saenz Pena, les vainqueurs se rassemblent au pied de l’obélisque et bloquent une partie de l’avenue 9 de Julio, haut lieu de célébration nationale. Une dizaine de fourgons blindés sont là pour faire tampon au cas où. Des camions publicitaires font passer le message du vainqueur : “Maintenant, plus unis que jamais.” Cela n’empêche pas les fêtards d’entonner des chansons narquoises : “Au boulot, au boulot, les Kirchner au boulot.” Daniela, prof d’anglais dans le civil et proche du Frente de Izquierda, un petit parti de gauche qui a recommandé l’abstention, explique : “J’ai choisi Macri même s’il ne représente pas mes idées. Cristina et les péronistes ont construit une imagerie populaire très efficace avec un seul objectif : voler et s’en mettre plein les poches. La priorité, c’était de les sortir.”

Si l’enthousiasme et les chaînes d’infos sont au rendez-vous, les célébrations autour de l’obélisque restent relativement modestes. Au début du mois, les supporters de Boca Juniors étaient sans doute plus nombreux à fêter le titre. Mauricio Macri, qui a occupé la présidence du club entre 1995 et 2008, ne viendra pas ce soir. Quant aux militants de Costa Salguero, ils se dirigent vers Asia de Cuba, à Puerto Madero. Le champagne va couler à flot dans cette boîte de nuit habituellement fréquentée par le show-biz. Epuisé, le futur président est rentré chez lui, dans le très chic Barrio Parque. Quelques voisins et des sympathisants se sont regroupés sous ses fenêtres. L’homme fait son apparition au balcon. Il salue la foule, la remercie et annonce qu’il va se coucher. Demain, et pour les quatre prochaines années, il a un programme chargé. Et un pays à réconcilier.

Par Nicolas Zeisler