INTERVIEW

KT Gorique : “En tant que femme, on doit pousser les gens à nous écouter”

Championne suisse et du monde de rap au End of the Weak, la rappeuse KT Gorique revient sous les spots pour tenir le rôle principal du film de Pascal Tessaud, Brooklyn. De Martigny, un bled en Suisse, à Saint-Denis, itinéraire d’une rappeuse passionnée.

Quel est ton parcours ? Comment en es-tu venue au rap ?

Par la danse. J’ai commencé très tôt, vers 2-3 ans. Au début, je faisais des danses africaines, de la danse classique, des choses comme ça.  Puis, vers mes 11 ans, quand ma famille et moi avons quitté la Côte d’Ivoire pour émigrer en Suisse, j’ai découvert la danse hip-hop.  J’écrivais déjà des textes, juste comme ça, pour le plaisir de faire des rimes, mais sans réelle ambition. Un jour, je devais avoir 12-13 ans, j’ai passé le cap et j’ai commencé à poser mes textes sur des morceaux sur lesquels j’aimais bien danser. C’était un peu ma manière de réunir mes deux passions. C’est venu naturellement.

On ne peut pas dire que la Suisse soit le berceau du rap… Comment t’es-tu retrouvée dans ce milieu ?

Effectivement, ce n’est pas le berceau du rap, mais contrairement à ce qu’on peut imaginer, il s’y passe plein de choses au niveau de la culture hip-hop. Simplement, la Suisse n’est pas le premier pays auquel on pense quand on parle de ça. Un peu comme la Belgique avant, qui a un rap qui s’exporte très bien maintenant. En Suisse, ça commence à peine. Sur place, il se passe beaucoup de choses, mais ça ne sort pas trop de mon petit pays.

Tu as fini première au End of the Weak (Ligue internationale d’improvisation et de freestyle rap, NDLR) en Suisse, puis tu as remporté les championnats du monde. Ça a bouleversé ta carrière ?

Oui, ça a changé beaucoup de choses pour moi et pour mon pays.  Dans le sens où des nations proches, mais aussi éloignées se sont mises à s’intéresser à ce qu’il se passait en Suisse pour moi. Cette compétition réunit beaucoup de monde

Le tournage était tellement intense ! Il y avait plein d’émotion. Je découvrais tout en même temps : comment marchait un film, comment on le tournait, comment gérer des acteurs…
KT Gorique

d’origines différentes. Ça m’a ouvert des portes. Je ne suis pas la première personne d’origine suisse à y participer mais c’est vrai que je suis la première à le gagner. Au départ, je me suis inscrite en Suisse pour essayer, ça me plaisait bien,  j’adorais le concept. Je me suis engagée dans la compétition parce que cette année, les championnats du monde se déroulaient à New York. Un rêve. Je participe, donne tout et gagne la compét’ suisse. À mon arrivée dans la Big Apple, dans ma tête, j’avais déjà gagné, j’étais dans une ville de rêve. Le jour de la finale était particulier, tout le monde était stressé, tout le monde était venu uniquement pour la compétition. Moi, je ne pensais en aucun cas remporter le titre, donc je ne stressais pas, je souhaitais uniquement m’amuser au maximum. C’est peut-être ça qui a fait la différence. Arrivée sur scène, je me suis fait plaisir et j’ai gagné. Ma vie n’est plus la même depuis.

Le milieu du rap est un milieu assez masculin, voire un peu misogyne. Tu n’as pas rencontré de problème en tant que femme ?

C’est vrai que c’est un milieu viril mais moi, je n’ai connu pratiquement aucun problème de ce genre. J’ai débuté dans un groupe qui s’appelait Frères Incendie. Il n’y avait que des garçons et on évoluait au sein d’une association qui s’appelait Armistice et aidait les jeunes de la région pour tout ce qui touchait le rap et la danse, composée elle aussi uniquement de garçons. Mais ce sont ces garçons qui m’ont encouragée, qui m’ont respectée dans ce que je faisais. Après, il est vrai que, parfois, lorsque c’est une femme qui rappe, on s’y intéresse moins, on en parle moins. On doit pousser les gens à nous écouter.

Est-ce que dans le personnage de Coralie/Brooklyn (le personnage principal, ndlr), il y a une part d’autobiographie ?

On a beaucoup de points communs : elle est suisse comme moi, elle est passionnée par ce qu’elle fait, elle est très déterminée… Ce sont des choses qui m’animent beaucoup. Le personnage est fictif mais il y a des similitudes entre elle et moi, au niveau du caractère.

C’est ta première expérience cinématographique. Comment ça s’est passé ?

Le tournage était tellement intense ! Il y avait plein d’émotion. Je découvrais tout en même temps : comment marchait un film, comment on le tournait, comment gérer des acteurs… C’était génial. Tout était nouveau pour moi. Je devais être élève et en même temps maître de ce que je faisais car beaucoup de gens comptaient sur moi. Il y avait quelque chose de très particulier. Une expérience merveilleuse. L’équipe du film est devenue une famille. On avait tellement envie de faire quelque chose de beau avec ce film. Il y a des liens très forts qui se sont créés. J’avais l’impression d’être dans une petite bulle durant le tournage.

Les textes que tu rappes dans le film sont de toi ?

Oui, j’ai dû écrire les parties où Brooklyn rappe. En revanche, le reste des dialogues est improvisé. Beaucoup de scènes étaient d’ailleurs tournées au naturel (cinéma de guérilla, ndlr) et on avait des moments où l’on ne pouvait pas faire de seconde prise. Par exemple, la première scène où je chante devant 6 000 personnes, c’était un one shot. Il n’y avait pas de seconde chance. Le pire, c’est que ce jour-là, j’étais aphone. Toute la journée, j’étais superstressée, je devais monter sur scène, rapper, alors que je n’avais plus de voix. J’en ai pleuré, je n’avais jamais fait ça. Un ami m’a sauvée en me donnant un comprimé miracle : j’ai retrouvé ma voix pendant 30 minutes. Je suis montée sur scène, j’ai fait mon truc, et je suis ressortie sans voix. C’était hyperstressant, je tremblais, je ne savais même pas si au moment de prendre le micro, un son allait sortir.

Le film défend un rap au discours idéologique. Un rap qui est là pour dénoncer la misère sociale, la difficulté que rencontrent les plus démunis… Contrairement à un rap plus “gangsta”, où les sujets sont plus axés sur l’argent, les filles et les belles baraques. Tu défends toi aussi ces valeurs-là ?

Je suis une grosse mélomane, je veux vraiment tout écouter, tout respecter.

Un jour, un ami m’a dit : ‘T’es multifonctions, je vais t’appeler Couteau suisse.’ Mais ça sera bien KT Gorique qui figura sur mon album
KT Gorique

Après, ça ne sera pas forcement de la musique qui me parle ou ce que moi je vais faire. Il y a certains morceaux de rap avec des paroles violentes, agressives ou sexistes qui, en tant que femme et avec ma personnalité, ne me donnent pas envie de les écouter. Moi, je suis plus dans un style où j’essaye de rester fidèle à mes valeurs, à moi-même, d’exprimer vraiment ce que je ressens, les choses comme elles sont. Les gens apprécient ou pas, chacun interprète à sa manière. Le hip-hop, c’est tellement vaste ! C’est une culture, une manière de vivre, des valeurs. Les gens vivent hip-hop au quotidien.

Dans un de tes sons, Définition, tu t’attaques au capitalisme, que tu compares au colonialisme. Il y a une dimension politique dans tes textes ?

Je le pense. C’est quelque chose qui me touche. On vit tous dans le même monde. J’essaye de retranscrire les choses comme je les vis.  Et à ce moment-là, j’avais besoin de dire ça. Ma musique est très introspective, engagée. Le rap, pour moi, est un moyen d’expression avant tout.

Tu parles également d’immigration. En tant qu’immigrée, qu’est ce que tu penses de la crise migratoire actuelle ?

La Suisse est un pays au milieu de l’Europe mais sa neutralité fait qu’on est beaucoup moins touchés. Malgré tout, l’immigration est un phénomène qui existe partout. Et les difficultés qui en découlent, étant moi-même une immigrée qui a grandi dans une famille avec une mère noire et un père blanc, ça m’a toujours dépassée. Je suis une enfant du monde. Ce sont des choses que je n’arrive pas à comprendre. J’ai grandi dans un univers tellement varié ! Je me dis qu’il est peut-être temps que les gens dépassent les barrières. On peut vivre unis. Rien qu’avec le hip-hop, on contribue à ça. Je suis partie faire un concert à Dakar, où les gens sont hip-hop partout, c’est un langage. À New York, j’ai rappé en Français, le public ne comprenait pas ce que je disais mais il vivait la chose. Ce sont des exemples.

Dernière question : pourquoi KT Gorique ?

(Rires) Au départ, c’était KT. Pendant mes impros, j’avais ma marque de fabrique qui consistait à faire plein d’assonances avec les deux lettres KT, des rimes : KTdrale, KTchèse… Souvent, il y avait l’avis KT Gorique qui revenait dans mes punchlines et c’est un peu automatiquement que les gens se sont mis à m’appeler comme ça. On m’appelle aussi Couteau suisse, parce que je fais du rap, du slam, du reggae, je peins et dessine également. Un jour, un ami m’a dit : ‘T’es multifonctions, je vais t’appeler Couteau suisse.’ Mais ça sera bien KT Gorique qui figura sur mon album, Tentative de survie, qui sortira en fin d’année.

Brooklyn, de Pascal Tessaud, en salle le 23 septembre.

Par William Thorp