Petit braquet

L’art de ne pas battre un record

Le 29 septembre dernier, à Lyon, Jan Fabre, le célèbre artiste belge, s’attaquait au record de l’heure d’Eddy Merckx, mais sans vraiment mettre toutes les chances de son côté. Pour l’occasion, “le Cannibale” s’était même déplacé pour assurer les commentaires en compagnie de Raymond Poulidor. Retour sur un échec assumé, annoncé et, surtout, un hommage aux rois de la pédale.

Le record de l’heure a souvent attiré les personnages les plus baroques du cyclisme, ceux qui roulent vite et fort mais qui n’ont jamais trouvé leur place dans un peloton. Il y a eu Graeme Obree, cet Écossais bipolaire et suicidaire qui battait en 1993 le record de Francesco Moser –alors vieux de neuf ans– sur un engin bricolé dans son garage avec des pièces de sa machine à laver. Ancien obèse, le Suisse Jean Nuttli perdait lui 50 kilos à suer sur son vélo d’appartement avant de s’attaquer en vain à la performance de Chris Boardman, en 2002. Jan Fabre s’inscrit dans cette tradition de fous roulants dont il ignore sans doute l’existence. Plutôt qu’au record actuel de Bradley Wiggins, l’artiste et performeur a préféré s’attaquer à celui établi par Eddy Merckx le 25 octobre 1972 à Mexico, soit 49,431 kilomètres. Un temps impossible à approcher pour un homme de 57 ans avec trois semaines d’entraînement dans les jambes. Le 29 septembre dernier, sur la piste du vélodrome du parc de la Tête-d’Or à Lyon, Fabre s’élance d’ailleurs “pour ne pas battre le record du monde de l’heure établi par Eddy Merckx”. Un défi gagné d’avance, mais aussi un hommage un peu cabot au plus célèbre des Belges, convoqué pour commenter sa performance de cycliste du samedi soir. “Mais ça sert à quoi ton truc ?” s’est demandé l’intéressé quand le projet lui a été présenté.

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Le Cannibale, sans doute appâté par l’odeur de la viande.

Mais plutôt que de se lancer dans un débat théorique sur l’utilité de l’art, Fabre a réussi à convaincre le quintuple vainqueur du Tour de la nécessité de sa présence. Il a aussi embarqué dans son aventure Raymond Poulidor, Daniel Mangeas, l’ancien speaker du Tour de France, et le journaliste Ruben Van Gucht pour commenter en flamand la performance de l’enfant terrible de l’art contemporain belge. Pendant que Mangeas ambiance un public où les retraités belges de passage dans la région se mélangent aux étudiants des Beaux-Arts, Fabre s’élance pour quelques tours de rodage. Monté sur un vélo Merckx à pignon fixe, il porte un casque à boudins et a préféré le costume-cravate aux cuissards. Un choix esthétique qui fait dire à Poulidor “qu’il ne s’est pas essayé en soufflerie”. Le veille, “Poupou” a découvert “ce drôle de personnage qui ne devrait pas être en liberté” et a visité, en compagnie de Merckx, la rétrospective consacrée par le MAC Lyon voisin aux performances de l’Anversois. Bien que ce dernier affiche un physique qui lui a permis de camper, lors d’une performance en 2008, le Jacques Mesrine des derniers jours au milieu des statues antiques du Louvre, il montre très vite des signes de faiblesse sur une piste dont la déclinaison maximale est de 47 degrés. Après quelques minutes, le coup de pédale est déjà lourd, les mains en haut du guidon et les genoux en canard. “Sans doute est-il parti trop vite ?” suggère Poulidor alors que Mangeas trouve à Fabre des “faux airs de Jan Janssen, le vainqueur du Tour 68”. Davantage dans la technique, Merckx estime lui “qu’il monte un peu trop haut dans les virages”.

“Troisième boule” et une clope pour la route

Après dix minutes, l’artiste est déjà largement en avance sur les temps de passage de sa non tentative de record. Il ne lui reste plus qu’à tenir, ne pas succomber à ce coup de faim, cette fringale tant redoutée par les cyclistes. Prévoyant, il attrape un steak cru tous les deux ou trois tours, qu’il place dans la poche de sa veste, sur la potence du vélo et un peu partout où il trouve de la place. Depuis sa cabine de commentateur, Merckx observe hilare cet hommage à son surnom, ce qui chez le Cannibale se traduit par un demi-rictus. Après 30 minutes, Fabre a parcouru péniblement douze kilomètres. Il respecte à sa façon la clé du succès de tout record de l’heure : partir vite, accélérer au milieu, et terminer encore plus vite. Dans les tribunes, on agite les drapeaux belge, flamand et français distribués à l’entrée, tout en se laissant bercer par la voix éraillée d’un Mangeas qui rappelle la devise du héros du jour : “L’échec n’existe que pour celui qui refuse d’essayer.” L’échec est une histoire de style, de panache, qui demande à être apprivoisé. Et dans son genre, le Flamand y parvient à merveille et avec tout le sérieux du monde. Sa performance est agréée par la Fédération française de cyclisme, un chronométreur officiel enregistre son temps à chaque tour et cinq caméras immortalisent son combat contre la montre, lui-même, et surtout cette “troisième boule” dont il a avoué souffrir avant de se mettre en piste. “Il est fou de pas avoir mis de cuissards”, pointe un Poulidor à cheval sur l’équipement.

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Pause clope.

Alors que Poupou et Merckx devisent sur le boucher où se ravitaille Jan Fabre, celui-ci met la main au paquet pour attraper une cigarette. Ce n’est pas la clope du condamné, mais celle du type qui n’a plus que cinq minutes à tirer et qui quitte déjà sa condition de sportif. Piqué par la nicotine et la perspective d’enfin se lever de cette selle trop rigide, Fabre lâche ses dernières forces, dont il soupçonne à peine l’existence, lors d’un ultime tour avalé dans un temps record –pour lui– de 40 secondes. Avec 22,949 kilomètres en 60 minutes, il aura rendu un hommage douloureux, émouvant et absurde –bref, belge– à Eddy Merckx. Cela valait bien la bise du roi Eddy, qui avait peut-être enfin trouvé “à quoi servait ce truc”.

À voir : exposition Jan Fabre / STIGMATA – ACTIONS & PERFORMANCES 1976-2016, du 30 septembre 2016 au 15 janvier 2017 au MAC Lyon

Par Alexandre Pedro / Photos : Gilles Reboisson