REPORTAGE

Le centre culturel Stanica paye sa tournée

Alors qu’en France, la SNCF a récemment annoncé la mise à la disposition des artistes de plusieurs lieux désaffectés, en Slovaquie, l’association Truc sphérique fait revivre la culture en périphérie de Zilina, dans une ancienne gare abandonnée. Reportage.
Le fameux S2.

Il faut remonter une longue rue sinistre et désaffectée, parallèle au chemin de fer, coincée sur sa gauche par l’autoroute et sur sa droite par des bâtiments délavés. Au milieu des tags colorés, des poubelles et des containers, une structure aussi noire que bizarre, écrasée par une rocade en pierre, supporte sans trembler les allées et venues de camions aux pots d’échappement défectueux. C’est en s’approchant que l’on réalise que se dresse ici une construction très particulière. “C’est beau, hein ?” interroge Robert Blasko, 37 ans, en caressant fièrement du doigt la chose sphérique : “C’est un théâtre. On s’est inspirés d’un architecte allemand un peu taré. Tout est construit en matériaux recyclables.” Il aura fallu 30 000 caisses de bières, de la paille et beaucoup de fils plastiques pour construire, dans une gare désaffectée de Zilina, le Centre culturel Stanica –baptisé S2–, nouveau lieu à la mode en ville : 120 places assises, 300 debout, avec toilettes intégrées, le dernier chic dans un quartier qui l’est moins. “On a demandé de l’aide à une entreprise de boissons tchèque, c’était un bon coup de pub pour eux”, explique Robert, fier de son ingéniosité : “Ils ont bien voulu nous donner 3 000 briques gratuitement. Sans la bière, malheureusement.”

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Le S2 vu des rails.

À l’ombre de la terrasse, autour des volontaires et autres stagiaires qui s’activent, Robert l’avoue sans honte, il est un “mendiant professionnel”. Autrement dit, le responsable de la collecte de fonds qui a permis d’aboutir à ce complexe culturel, qui contient aussi une gare fraîchement rénovée, un local pour réparer les vélos et un jardin accueillant campeurs et festivaliers. “Tout a commencé avec deux amis au lycée, il y a 20 ans. Il n’y avait pas de centre culturel dans la ville, qui est très industrielle, et on en a eu marre de chercher. Alors on a décidé de le créer nous-même”, explique-t-il presque nostalgique, en touillant son café. “On est tombés sur cette vieille gare désaffectée, qui était en ruine… On a tout de suite vu le potentiel, avec le train qui s’arrête juste devant, c’était parfait.” Inspiré, Robert fait alors une demande officielle à la compagnie ferroviaire, qui refuse de céder les lieux, sans fermer pour autant la porte :“Ils nous ont dit qu’ils pouvaient nous en laisser l’exploitation pendant 30 ans, si on rénovait tout par nos propres moyens.”

Famille, amis et huile de coude

Sûr de son projet, Robert accepte. Le problème, à l’époque, c’est qu’il y en a quand même pour plus de 400 000 euros de travaux. Une somme dans un pays comme la Slovaquie, où le PIB par habitant ne dépasse guère les 12 000 euros. Peu importe, les trois lycéens commencent à bosser avec les moyens du bord, aidés de temps en temps par leur famille et des amis. “Tout le monde a mis la main à la pâte. Au fur et à mesure, nous avons trouvé des sponsors et nous sommes parvenus à lever des fonds.” Le résultat est parlant. En quelques années, la vieille gare mitée sans fenêtre se transforme en siège social lumineux, avec un bar au rez-de-chaussée, où les clients sirotent leur thé en feuilletant des bouquins et un atelier à l’étage, utilisé pour les répétitions et la confection d’accessoires. De quoi déjà accueillir plusieurs séminaires et quelques spectacles. Mais ce n’est qu’un début. En 2004, l’association entreprend aussi d’assainir la décharge publique qui entoure le bâtiment, histoire d’alléger l’atmosphère. L’homme qui va s’en occuper, c’est Christian Potiron.

La salle de spectacle en pleine réfection.
La salle de spectacle en pleine réfection.

Venu tout droit de Paris, Christian a été l’un des premiers étrangers à rejoindre l’association, sans doute attiré par son nom, hérité des cours au lycée. “Il a très vite eu l’idée de transformer la décharge en jardin. À l’époque, c’était un vrai dépotoir, jamais on aurait pu imaginer la métamorphose”, reprend Robert, lancé à vive allure dans un tour du propriétaire : “Vu que la municipalité ne pense qu’à bâtir des buildings et des parkings, c’est le premier espace vert créé à Zilina depuis la révolution. Il est assez modeste, mais c’est un geste symbolique.” Il aura fallu quatre années de travail à Christian pour voir le bout de son projet, entamé en 2004. “C’était un travail énorme, il nous fallait au moins quelqu’un avec un nom prédestiné”, rigole Robert, en grattant sa barbe finement taillée. Il est VIP maintenant.” Peu à peu, le complexe prend forme. Les premiers séminaires culturels se créent, le bouche-à-oreille fonctionne. “Très vite, on a compris la nécessité de s’agrandir encore. Mais le problème qui se posait pour nous, c’était de réussir à construire un bâtiment sans argent.” Le résultat, c’est ce théâtre sans équivalent, construit à l’été 2008, avec beaucoup d’huile de coude et un peu moins de 10 000 euros.

Ceci n'est plus une décharge publique.
Ceci n’est plus une décharge publique.

Projet suivant : la synagogue

“C’est une construction contemporaine qui n’est pas connectée au sol et qui n’a pas de base”, détaille le maître des lieux, d’une voie qui résonne dans l’obscurité. On nous a expliqué que la forme est circulaire car la plus stable en architecture. Un seul cercle n’aurait pas suffit donc on en a connecté deux, pour ne former qu’un seul ensemble.” Après avoir passé l’entrée, c’est-à-dire un vieux container maritime usagé, le visiteur débouche sur un couloir en contre-plaqué qui conduit à la salle principale, vaste et espacée. Aujourd’hui, plus de 250 spectacles s’y jouent à l’année, essentiellement des représentations théâtrales, des ballets de danse et des concerts de rap. Pour assurer le show, l’association se repose sur de nombreux volontaires, venus de toutes l’Europe. C’est le cas de Youri, un artiste Georgien de 24 ans, arrivé il y a neuf mois pour projeter des films d’animation : “Je les ai repérés sur Internet, c’est le seul endroit culturel valable à Zilina”, explique celui qui bêche aussi dans le jardin et tient le bar à l’occasion. L’ambiance est superbe, je me sens comme à la maison. Ce que j’aime surtout, c’est qu’on travaille pour les gens d’ici. Ils ont créé quelque chose à partir de rien et les habitants leur en sont reconnaissants.”

“C’est le seul endroit culturel valable à Zilina”
Youri, un artiste Georgien de 24 ans

Aujourd’hui, l’association n’a plus rien à voir avec les débuts. Cinquante personnes se relaient à flux tendu, alors que les partenariats internationaux se multiplient. De quoi augmenter l’ambition de Robert, qui rénove en ce moment la vieille synagogue de Zilina. Construite en 1929 par l’architecte Peter Behrens, elle est l’un des cinq bâtiments les plus prestigieux du pays. Malheureusement, la Seconde Guerre mondiale a fait fuir la majeure partie des juifs de la ville, dont les deux tiers ont été tués à Auschwitz. “Depuis, la synagogue ne sert pas à grand-chose. Elle a été utilisée par l’université pour donner des leçons, puis comme cinéma pendant un moment, mais depuis sa faillite ce n’était qu’une coquille vide. La Ville a lancé un appel dans le journal pour recevoir les projets et c’est nous qui l’avons emporté. On veut en faire une galerie d’art international.” Tout ça grâce à l’apport de 2 000 donateurs savamment démarchés. La débrouille, toujours. “On a demandé à tout le monde, même au club de foot du MSK Zilina. Le propriétaire du club aime l’architecture, il nous donne 50 centimes sur chaque billet de football vendu.” Alors que les travaux sont bientôt terminés, l’inauguration est prévue pour l’année prochaine. Et cette fois-ci, c’est sûr, la bière coulera à flots.

Par Christophe Gleizes