VIBRATION

Le roi des sons

“Le monde nous parle avec des sons et personne ne l’écoute !” Bernie Krause a travaillé pour les Doors, Francis Ford Coppola et Van Morrison mais a tout balancé pour se consacrer… aux animaux. L’idée? Capter les sons de la nature pour proposer une empreinte de l’habitat des espèces. Plongée dans la naissance de la biophonie, une science qui nous annonce la fin du monde ?

“Ce matin-là, un putain de nazi blanc s’est pointé dans un bureau de vote avec une kalachnikov, une arme faite pour intimider les gens, pas pour voter, le monde devient fou…” Dans sa maison faite avec la terre de son jardin, dans les collines verdoyantes du nord de San Francisco, Bernie Krause relativise l’histoire contemporaine de son pays en touchant un arbre. Avant de s’agenouiller, puis de se taire. Lui sait que la fin du monde a un son : le silence. Il faut dire que l’homme connaît le sujet, lui qui, depuis 50 ans, étudie toutes les subtilités du son en milieu naturel. Ce chasseur de paysages sonores, inventeur de la biophonie, a collecté près de 5 000 heures d’enregistrements de 15 000 espèces d’animaux dans leur habitat naturel, au point d’en créer un sanctuaire sauvage. C’est pourtant du côté des hommes que tout a commencé pour le natif de Detroit, déjà dans le wild side.

Les Doors, Roman Polanski et Apocalypse Now

Guitariste de formation, Bernie Krause commence sa carrière, au début des années 60, comme musicien et acousticien. Quelques années plus tard, à Los Angeles, c’est une rencontre qui va lui faire prendre une nouvelle direction : “J’ai fait de la musique pour gagner de l’argent, j’étais dans un groupe folk chez Motown Records, pour les Weavers à New York, puis j’ai étudié Pauline Alvarez et Karlheinz Stockhausen, avant de rencontrer Paul Beaver.” Les deux compères forment alors le groupe Beaver & Krause, pionnier de la musique électronique, qui démocratisera l’utilisation du synthétiseur. Bernie se souvient d’ailleurs très bien de ce fameux Monterey Pop Festival, en 1967 : “On était fauchés, on avait un petit stand, personne n’utilisait les synthés sauf que beaucoup de groupes ont signé de gros contrats lors du festival. On a vendu environ quinze synthés Moog parce qu’ils avaient de l’argent et se tiraient tous la bourre. Mais ils étaient trop défoncés pour en jouer…” La clientèle ? Stevie Wonder, les Doors, les Monkeys, Jimmy Cliff, Barbara Streisand…

Bernie Krause, période musique électronique.
Bernie Krause, période musique électronique.

Si bien qu’Hollywood s’intéresse rapidement au duo et à Bernie Krause en particulier, pour créer la musique et les effets sonores de plusieurs films qui comptent : Le Lauréat de Mike Nichols, Rosemary’s Baby de Polanski et, surtout, Apocalypse Now de Coppola, pour lequel il invente les bruits de pales d’hélicoptère. Au synthé, toujours. En tout, il participera à plus de 100 films et fera un constat clair: l’ouïe est le sens le moins bien développé de la culture américaine, une culture visuelle qui se concentrerait trop, selon lui, sur le monde tel qu’on le voit: “Les réalisateurs venaient me voir en me disant qu’ils voulaient un son bleu ou rouge, tandis que ce que je composais n’était pas de la musique mais des sons qui créent une tension, comme dans No Country for Old Men, un film avec une tension sonore sans musique.” Bernie décide alors de tourner le dos aux lumières de la ville et de se lancer dans la mission de sa vie: développer l’ouïe de ses contemporains. C’est un musée qui le met sur la voie en l’envoyant au Kenya pour enregistrer l’habillage sonore d’une exposition.

La biophonie, indicateur de bien-être des espèces

Une mission beaucoup plus simple en réalité que la folie d’Hollywood : “Avec les animaux, pas de problèmes d’égo ni de syndicats.” Bernie Krause reste plusieurs semaines en Afrique et découvre l’importance du son de la nature sur le comportement des espèces qu’il observe : “Quand j’ai commencé, je ne savais pas que les insectes avaient une signature sonore. Les pluies tropicales, par exemple, entraînent un orchestre qui organise l’habitat et la vie des insectes, des reptiles, etc.”

De retour aux États-Unis, un collègue de l’université du Michigan lui propose de lancer la première étude d’une science à laquelle il est presque le seul à croire et qui n’existe pas encore : la biphonie. “C’est une nouvelle manière que le monde a de se représenter la science des sons, explique Krause, et qui nous permet de confirmer ce que l’on devinait : le monde change vite, le climat aussi, et si on ne fait rien, on va vraiment être dans la merde.” Il scinde la biophonie en trois : la géophonie –les vagues, les mouvements de la terre, le vent–, la biophonie –les signatures du monde naturel, tous les sons générés par les organismes dans leur habitat– et l’anthrophonie –les sons des humains, avec leurs incohérences : “Pour ces derniers, il s’agit plus de bruit que de sons qui nous informent, tandis que les pygmées utilisent vraiment les sons de la forêt comme un GPS.” Lors d’un projet commun avec le collectif anglais United Visual Artists (UVA), commandé par la Fondation Cartier, qui consistait à enregistrer l’environnement du Sugarloaf Ridge State Park, à quelques années d’intervalle, Bernie Krause révèle la disparition de certaines espèces.

La biophonie devient dès lors un indicateur de bien-être d’espèces dans un lieu, et se fait une petite place dans le milieu scientifique. Si bien qu’actuellement, 300 thésards travaillent sur le sujet dans le monde. “À partir d’un certain temps, la biophonie nous dit à quel point un habitat est sain, explique Bernie. Et la contribution organisée de chaque animal permet d’établir un territoire acoustique.” Ainsi que le révélateur d’un cadre écologique : “Près de 50 % des habitats enregistrés dans mes archives sont, sur site, désormais dégradés, voire ‘biophoniquement’ silencieux.” Malheureusement pour l’ancien musicien, son travail n’a pas, pour l’instant, trouvé preneur dans le monde académique, Stanford et Harvard ayant refusé de prendre ses archives : “Ils ont des programmes d’études fondamentales mais aucun en écologie des sons de la nature. Pour eux, cette dernière n’a pas de voix. En Europe, cela existe, mais trop peu…” Krause a ainsi introduit l’éco-acoustique au Jardin des plantes, en 2014. En Californie, les vignobles du coin l’appellent pour faire l’empreinte de leur lieu. Mais pas grand-chose d’autre. Ce qui ne l’inquiète pas plus que ça. En 1955, la Juilliard School et le Berklee College, deux des plus grandes écoles d’art nord-américaines, lui avaient déjà fait comprendre qu’il était en dehors des clous. Le motif de l’époque ? “À leurs yeux, la guitare n’était pas un instrument.”

À voir: Exposition “Le Grand orchestre des animaux”, à la Fondation Cartier, à Paris, jusqu’au 8 janvier 2017.

PAR BRIEUX FÉROT, À SAN FRANCISCO