RECORD

Le rôle de sa vie

Roger Défossez est comédien. Un comédien fidèle. Depuis presque 60 ans, ce Parisien né au cœur du sixième art joue le même rôle, dans la même pièce. Rencontre chez lui : au théâtre.
Roger Défossez défie toutes les règles.

Sur lui, un veston marron qui couvre une chemise blanche et une cravate beige. Devant lui, un peu moins d’une centaine de spectateurs. Assis à droite de la scène, il déroule rapidement son texte: “Elle a des traits réguliers et pourtant on ne peut pas dire qu’elle est belle. Elle est trop grande et trop forte. Ses traits ne sont pas réguliers et pourtant on peut dire qu’elle est très belle. Elle est un peu trop petite et trop maigre.” Les propos sont incohérents, exactement comme ils ont été écrits. Il a le ton juste. Le parler correct. Ses mouvements sont contrôlés. Il “maîtrise”. Et pour cause, “cela fait 59 ans” que Roger Défossez est “Mr Smith” dans La Cantatrice chauve de Ionesco. “Un record.

C’est donc l’histoire d’un homme qui a joué pas moins de 6 000 fois le même rôle, dans la même pièce. “Un homme d’exception”, aime-t-il à répéter. Après tout, c’est “unique au monde”, c’est un “fait exceptionnel”. Sorte de prédestination, Roger Défossez a vu le jour –ou plutôt la lumière– “dans un théâtre”, comme il le raconte posé sur un canapé de la cave du théâtre de la Huchette, dans le Ve arrondissement de Paris. Ses parents étaient concierges à l’Opéra-Comique, et y

Ça fait longtemps que je n’ai plus le trac
Roger Défossez

habitaient un appartement de fonction. C’est d’ailleurs là qu’il fait ses premiers pas sur scène. Il joue Dolore dans Madame Butterfly, de Giacomo Puccini. Il a alors 5 ans. “On peut dire que je suis tombé dedans quand j’étais petit, résume-t-il, simplement. S’ensuivent, d’autres opéras, comme Carmen, de Georges Bizet, et des études “de comédie”. Puis cette rencontre en 1957 avec Nicolas Bataille, comédien et metteur en scène de pièces de théâtre. Roger, dans la vingtaine, est encore un artiste en devenir. Ils sympathisent. Bataille lui propose d’être la doublure de Claude Mansard, qui joue l’un des personnages principaux de cette pièce qu’il met en scène au théâtre de la Huchette. Défossez dit oui. Il attend son tour. Pas longtemps, un an à peine. L’acteur fétiche de Jean-Pierre Mocky va fouler d’autres planches. Et donc, alors qu’Édith Piaf connaît la gloire à New York, que Jean-Luc Godard commence tout juste sa carrière de réalisateur et que Charles de Gaulle va reprendre le pouvoir, Roger Défossez devient Mr Smith. “J’étais bien jeune. J’avais encore les cheveux bruns, je devais me blanchir les tempes pour me vieillir, se remet-il en touchant sa longue tignasse désormais blanche et peignée en arrière. Ça fait longtemps que je n’ai plus le sentiment maintenant, mais à ce moment-là je montais sur scène la boule au ventre. J’avais le trac.”

Le temps passe, rien ne change

Il faut dire que les débuts ne sont pas faciles. C’est l’histoire d’un homme, mais aussi d’une époque. Et d’une pièce incomprise. “Un autre temps, lâche-t-il un peu médusé. Il n’était pas rare que les gens quittent la salle et sortent engueuler la caissière. Ils lui disaient : ‘Mais de qui se moque-t-on? C’est ignoble, immonde!’” Les critiques sont dures. Le 13 mai 1950, le Figaro écrivait même : “[…] admirons le surhumain courage de ceux qui, sans une faute, ont retenu, interprété, incarné, sublimé l’antitexte de M. Ionesco. Que ne feront-ils le jour où, poussés par leurs conquêtes et l’exaltant parfum des Terres Nouvelles, ils découvriront ou Molière ou Vitrac? En attendant, ils font perdre des spectateurs au théâtre…” Rien d’anormal, à écouter l’acteur aujourd’hui. Après tout, La Cantatrice chauve a “révolutionné l’art théâtral” avec son aspect absurde. “Dans les années 50, le théâtre était quelque chose d’embourgeoisé, continue-t-il en dégainant une Gauloise. Et puis d’un coup, la pièce a été un pavé dans la mare. Cela n’avait jamais été fait, cela remettait tout en question. Les gens étaient déboussolés.” Roger laisse donc courir, prend son mal en patience. Il ne fait plus

En mai 68, le public ne s’enfuyait pas du théâtre : il ne venait pas
Roger Défossez

attention à “ces couples” qui  “deux, trois fois par semaine” s’échappent de la salle, rouges de colère. Il dit qu’il en a vu d’autres avec le temps. Des plus dures. Mai-68, par exemple. Le public ne s’enfuyait pas : il ne venait pas. “Les gens n’osaient plus sortir, ils avaient peur, reprend l’homme. Moi même, j’ai failli me faire massacrer par des CRS. Je sors du théâtre après une représentation, clope au bec, et je vois trois flics foncer sur moi. Je suis vite rentré, et j’ai fermé la porte avant de me cacher dans les coulisses. Ils sont entrés avec leurs matraques, et donnaient des coups sur les portes. Je n’avais strictement rien fait, mais ils étaient énervés, les jeunes n’arrêtaient de leur crier dessus : “CRS SS!” Donc dès qu’ils voyaient quelqu’un, ils fonçaient.” 

Même chose avec le 13-Novembre. Les salles se vident complètement les jours qui suivent, ou presque. “Il y avait quatre personnes par-ci, puis quatre autres par-là, le lendemain.” Rien, pourtant, n’arrête Défossez. Jamais. S’il intègre parfois quelques autres pièces, il ne quitte pas son personnage de Mr Smith. Il ne sait pas vraiment pourquoi. On lui a bien proposé un autre rôle dans une autre pièce, celui du professeur dans La Leçon, de Ionesco toujours, dans le même théâtre, mais il n’a “jamais eu le temps d’apprendre le personnage”. Roger préfère son personnage, qui le “passionne”. C’est pourquoi il y a une chose qui l’effraie: se séparer de lui. “Cela m’angoisse, oui. J’aurai un gros pincement au cœur le jour où cela se terminera définitivement. Je ne suis pas éternel, il arrivera un moment où je devrai arrêter parce que je perdrai la mémoire, ou parce que ça me fatiguera trop, dit-il, fataliste. Ou tout simplement parce que je serai mort.”

Texte et photo : William Thorp