INTERVIEW EXCLUSIVE

Lyn Ulbricht : “J’ai plusieurs raisons de croire qu’il y avait différents Dread Pirate Roberts”

Ross Ulbricht, le créateur de "l'eBay de la drogue" Silk Road qui avait fait l’objet d’un long portrait dans le Society #1 (6 mars 2015) vient d'écoper de plusieurs peines de prison, dont deux à perpétuité. Sa mère mène un combat acharné pour le défendre depuis qu'il a été arrêté. Et cette condamnation ne l'empêchera pas de continuer.

Elle a passé une bien mauvaise fête des Mères, mais ce n’est ni la première ni a priori la dernière. Vendredi dernier, le 29 mai, Lyn Ulbricht a vu son fils être condamné par la justice américaine à cinq peines différentes, dont deux peines d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de remise de peine. Les États-Unis aiment cumuler. Ce qui est reproché au fiston ? “Distribution de narcotiques par le biais d’Internet” ; “entreprise criminelle continuelle” ; “association de malfaiteurs dans le but de commettre, soutenir et encourager le piratage informatique” ; “association de malfaiteurs dans le but de trafiquer des documents d’identité frauduleux” et “blanchiment d’argent”. Lyn est en effet la maman de Ross Ulbricht, 31 ans, créateur de Silk Road, sorte d’eBay de la drogue qui a sévi entre février 2011 et novembre 2013 sur le deep web.

Depuis l’arrestation de son fils, il y a un peu plus d’un an et demi, Lyn Ulbricht n’a plus qu’un seul but : le faire sortir de sa geôle. Avec pas mal d’arguments à avancer. Selon elle, Ross n’était en effet plus derrière le pseudonyme de Dread Pirate Roberts (l’administrateur du site) lorsqu’il a été arrêté. Dans un article publié avant-hier sur le site de soutien FreeRoss, elle souligne également que les faits pour lesquels son fils est condamné sont des actes non violents (même s’il est par ailleurs accusé d’avoir commandité plusieurs meurtres) et que la peine est donc disproportionnée. Pour elle, Ross a été utilisé comme exemple pour montrer la détermination renouvelée de l’administration américaine dans sa fameuse “guerre contre les drogues”.

Qu’avez-vous ressenti quand vous avez entendu la condamnation ?

J’étais sous le choc. Je savais qu’il y avait une possibilité qu’il soit condamné à perpétuité mais vu que l’accusation n’avait pas demandé une peine de prison à vie, je pensais qu’il y avait bon espoir que la juge ne la lui donne pas. La punition ne correspond pas au crime, notamment pour sa conduite non violente.

Étiez-vous préparée à ça ou étiez-vous convaincue que la juge serait moins ‘draconienne’ comme vous l’avez dit ?

J’espérais qu’elle donnerait une chance à Ross d’avoir quelques années à la fin de sa vie. Il avait 26 ans quand il a commencé Silk Road. Évidemment, il sera une personne tellement différente à 51 ans. Il ne créerait certainement pas un autre Silk Road. La juge aurait pu lui donner le minimum obligatoire de 20 ans, ce qui aurait pris à Ross les années les plus productives et précieuses de sa vie, et, donc, aurait été une sanction sévère, mais tout en lui laissant un peu de temps pour vivre sa vie.

Vous pouvez demander un nouveau procès et faire baisser la condamnation de votre fils ?

Oui, Ross va faire appel de ce jugement.

Ces deux dernières années, vous vous êtes beaucoup battue pour votre fils. Qu’allez-vous donc faire désormais pour continuer votre combat ?

Je considère que mon combat pour Ross est aussi un combat pour d’autres cas importants. Comme par exemple l’horrible et vaine guerre que mène le gouvernement américain contre la drogue, les peines minimum inconstitutionnelles et l’atrocité du milieu carcéral américain qui gâche des vies humaines et qui prend pour des décennies des personnes non violentes comme Ross. J’ai prévu d’écrire et de parler de ces problèmes, tout comme du cas de Ross, dans l’espoir de sensibiliser le public.

Vous avez rencontré de nombreux défenseurs de Ross ces deux dernières années. Êtes-vous plus familière avec les idées libertariennes de votre fils désormais ? Et pensez-vous que cette condamnation est une preuve que ces idées sont les bonnes ?

Je n’étais pas étrangère aux idées libertariennes avant, mais j’en ai encore plus appris avec cette affaire. Je pense que la condamnation de Ross et son procès mettent en lumière la puissance du gouvernement américain et son empressement à violer les droits pendant une procédure pour obtenir ce qu’il veut.

Avez-vous vu Ross depuis sa condamnation ?

Oui, hier. C’était très dur de lui rendre visite. La réalité brutale de la vie derrière les barreaux sans libération conditionnelle possible pèse lourd sur Ross, ainsi que sur notre famille. Ross fait face du mieux qu’il peut, mais je peux voir que c’est une épreuve écrasante.

Pensez-vous toujours que Ross n’est pas Dread Pirate Roberts ?

J’ai plusieurs raisons de croire qu’il y avait différents Dread Pirate Roberts. Cela vient de mes recherches personnelles et de l’expérience d’autres personnes qui connaissaient bien Silk Road comme des vendeurs ou des architectes. Même le propre témoin du gouvernement, Jared Der-Yeghiayan, a dit qu’il pensait qu’il existait plusieurs Dread Pirate Roberts. Nous savons également maintenant que deux agents fédéraux corrompus avaient un accès privilégié au site Silk Road, avec la possibilité de prendre le contrôle du compte de Dread Pirate Roberts. Donc si Ross était Dread Pirate Roberts, je ne pense pas qu’il l’était tout le temps.

Sur votre blog, vous avez écrit que cette condamnation servait d’exemple pour la guerre contre la drogue, qui n’a ‘ni diminué ni empêché l’usage de drogues’. Surtout que certaines études montrent que Silk Road ‘réduisait certains dommages liés au milieu de la drogue et sauvait ainsi des vies’. Pensez-vous qu’un site comme Silk Road est, finalement, une meilleure façon de lutter contre le trafic de drogues que la politique du gouvernement en la matière ?

Je ne défends ni l’usage de drogues ni Silk Road. Cependant, il met en évidence l’échec de la guerre contre la drogue du gouvernement, qui n’est pas la bonne solution pour arrêter la consommation de drogues, pas plus que la prohibition empêchait la consommation d’alcool.

Par Thomas Pitrel