Infiltré

Marathon men

C’était le 12 avril dernier. Pour la deuxième fois, la Corée du Nord ouvrait son marathon aux coureurs “étrangers”. L’occasion, entre deux foulées, de prendre la température de l’État le plus secret du monde.

Un premier coup de feu cinq minutes avant le départ dans le stade Kim Il-sung, sous les acclamations de “fans” mobilisés pour l’occasion par leurs unités de travail et leurs universités. Et un deuxième à 8h30 pile. Voilà les marathoniens lâchés dans les rues de Pyongyang. D’abord un virage devant l’Arc de triomphe, immense, d’une dizaine de mètres plus haut que le monument parisien –il symbolise la résistance aux Japonais et le retour du même Kim Il-sung dans la péninsule, en 1945. Puis une première côte, avant de redescendre l’avenue qui mène jusqu’au monument à l’Immortalité du fondateur de la République populaire démocratique de Corée. Rapidement, les athlètes amateurs sont doublés par une fourgonnette sur le toit de laquelle des mégaphones hurlent messages de propagande et chants révolutionnaires. Après quoi des parachutistes tombés du ciel atterrissent sur la pelouse du stade. La fête version nord-coréenne.

L'envers du décor.
L’envers du décor.

Ces scènes se sont déroulées le 12 avril dernier. Ou plutôt le 12 avril de l’an 104 du Juché, puisqu’ici le temps s’écoule seulement depuis la naissance de Kim Il-sung, le 15 avril 1912. Pour la deuxième année consécutive, la très mystérieuse Corée du Nord a ouvert son marathon aux coureurs étrangers. Ils sont 650 à avoir été séduits. Simon Cockerell, le gérant de l’agence Koryo Tours, qui a fait entrer pas loin de la moitié d’entre eux, estime qu’ils auraient pu être “le double”, si, à l’automne, la Corée du Nord n’avait brusquement fermé ses frontières par peur du… virus Ebola! Qu’importe qu’il n’ait pas touché l’Asie: Pyongyang voulait se protéger de la menace ; en décembre, l’agence centrale de presse nord-coréenne, l’organe de propagande, avait décrété que le virus était une arme biologique des États-Unis pour “atteindre la suprématie mondiale”. Les frontières se sont finalement rouvertes début mars, mais hélas, trop tard pour remplir la ligne de départ.

La course est ouverte aux étrangers depuis l'année dernière. Et, apparemment, cela fait plaisir à Pierre Moreau, seul Français en piste lors de cette édition.
La course est ouverte aux étrangers depuis l’année dernière. Et, apparemment, cela fait visiblement plaisir à Pierre Moreau.

La veille de l’évènement, l’ambiance est encore aux vérifications d’usage. Les tenues des coureurs ne doivent pas être marquées de logos trop imposants ni de messages sensibles. Gare: un participant arbore un t-shirt siglé “Free to Run”! L’un des trois guides suivant nécessairement tout groupe de touristes dès leur entrée sur le territoire fonce illico s’enquérir de l’opinion de ses supérieurs. Finalement validé. “Mais surtout, ne vous écartez pas du parcours”, répète-t-il. “Le gouvernement attache extrêmement d’importance à cet événement!” 

6 000 touristes par an

Travaux forcés, culte de la personnalité, autosuffisance économique –même si celle-ci tient de l’illusion, puisque la République populaire démocratique de Corée (RPDC) a vécu de son inclusion dans le bloc soviétique et survit actuellement grâce aux échanges avec la Chine voisine–, à bien des égards la Corée du Nord demeure l’un des pays les moins ouverts de la planète. Pourtant, 5 000 à 6 000 touristes occidentaux s’y pressent chaque année. “Il est aberrant de les critiquer pour être le pays le plus fermé de la planète et de les maintenir dans le même temps à l’isolement”, argue Cockerell, qui s’est déjà rendu dans le pays plus de 140 fois dont une, devenue célèbre, avec Dennis Rodman. C’était en février 2013. Le basketteur américain, dans un esprit d’apaisement, était venu jouer accompagné d’une équipe de vétérans devant Kim Jong-un. Une visite ponctuée d’un Happy birthday chanté au dirigeant suprême qui provoqua un tollé aux États-Unis alors qu’un missionnaire évangéliste américain était, au même moment, détenu par les Nord-Coréens. À un animateur de CNN qui l’interrogeait sur cette proximité dérangeante avec le jeune Kim, Dennis Rodman rétorqua: “Je me fous de ce que vous pensez comme du cul d’un rat.” Quelques jours plus tard, il était admis en cure de désintoxication.

Contrôle de routine.
Contrôle de routine.

Cette année, la plupart des étrangers sont eux aussi repartis avec le sentiment d’avoir vécu une expérience irréelle. Parmi eux, Pierre Moreau, un Français de 28 ans installé à Shanghai. Il a terminé ses 42 kilomètres en 3h35. Il parvenait à peine à marcher lorsque son groupe a visité le musée des Kimilsungia et Kimjongilia, des fleurs que le régime a ajouté au catalogue, déjà pléthorique, d’éléments de cultes. Il y a découvert un nombre incalculable de compositions florales mettant en scène ces variétés d’orchidées et de bégonias. “C’est délirant, je ne crois pas qu’il y ait d’équivalent ailleurs”, dit-il, lui qui est venu pour voir si le pays était “aussi opaque, aussi théâtralisé et aussi pauvre qu’on le prétend”.

Au fond, une faucille, un marteau et un pinceau représentant le Monument de l'édification du Parti des travailleurs.
Au fond, une faucille, un marteau et un pinceau représentant le Monument de l’édification du Parti des travailleurs.

Son groupe est descendu à l’hôtel Yanggakdo, une tour de 47 étages et un millier de chambres qui a le mérite de se situer sur une île. Ainsi, les étrangers ne risquent pas de s’aventurer bien loin. On leur a de toute façon interdit de s’éloigner du parvis de l’hôtel sans guide. Le bâtiment domine la ville et sa place Kim Il-sung où se tiennent les parades militaires. D’un côté du fleuve, la tour du Juché, de l’autre, une flamme trônant au sommet d’une impressionnante obélisque à la gloire de l’idéologie officielle. Des huit ascenseurs de l’hôtel, seuls deux fonctionnent. Les Nord-Coréens ne savent pas toujours gérer leurs délires immobiliers. Le cas le plus frappant: la tour Ryugyong, une pyramide de 105 étages et 3 000 chambres dont la construction fût lancée à la fin des années 80 pour répondre à la course aux gratte-ciel de l’ennemi juré du Sud. Trente-cinq ans plus tard, elle n’est toujours pas achevée, même si une compagnie de téléphonie mobile égyptienne s’est chargée de couvrir ses façades de verre, condition sine qua none pour remporter le contrat d’installation d’un réseau cellulaire –deux en fait, l’un pour les Nord-Coréens pouvant s’offrir un portable, l’autre pour les diplomates, humanitaires et touristes qui visitent le pays, les deux ne pouvant s’appeler.

Les statues de Kim Il-sung et Kim Jong-il sur la place Mansudae Hill.
Les statues de Kim Il-sung et Kim Jong-il sur la place Mansudae Hill.

Du patin à roulettes

De la course en elle-même, Pierre Moreau dit qu’il a été déçu. D’abord, le parcours était une boucle unique de dix kilomètres qu’il a dû répéter quatre fois –un choix que les coureurs ne s’expliquent autrement que par le souci de les garder à l’œil. Ensuite, petite coquetterie, en cas de pause pipi, il fallait être accompagné d’un guide, s’éloigner du parcours et grimper les trois étages d’un restaurant d’État. Autant le dire tout net: il ne fallait pas être pressé. Enfin, dernier impératif: les portes du stade se refermaient quatre heures après le départ. “Si après trois tours vous constatez que vous ne serez pas dans les temps, autant abandonner”, conseillait ainsi un guide à son groupe de coureurs à quelques minutes du départ. Le Français dit aussi qu’il a été surpris par le nombre de curieux venus s’amasser le long du parcours, mais qui avaient disparu dès la première boucle achevée.

De jeunes badauds regardent passer les coureurs avant de disparaitre dès la deuxième boucle.
De jeunes badauds regardent passer les coureurs avant de disparaitre dès la deuxième boucle.

Tandis que, dans le stade, les 40 000 spectateurs n’applaudissaient que lorsque l’ordre leur était donné de le faire. Malgré tout, Pierre a l’impression d’avoir découvert “un tableau de la Corée du Nord qui n’est pas celui que l’on voit dans la presse”.

Chauffeur de salle, un métier d'avenir en Corée du Nord.
Chauffeur de salle, un métier d’avenir en Corée du Nord.

Une Corée où la mode du patin à roulettes tourne au phénomène de masse, ou l’on peut voir une modeste classe moyenne grimper dans des taxis dont la marque chinoise est recouverte d’un logo nord-coréen et, surtout, où la population locale se révèle, en fait, très curieuse du monde extérieur. Quels films ont connu le succès ces derniers temps en “Europe”, le terme utilisé pour désigner le monde occidental de manière générique? Est-il vrai que l’Amérique se rapproche de Cuba? Etc. De quoi faire dire à Simon Cockerell que le marathon est, à sa façon, une première étape vers la diplomatie: “Leur image des étrangers est si négative que le seul fait de courir ensemble est un premier pas.” Reste à savoir vers quoi.

par Harold Thibault