BEAUX PARLEURS

Mots de tête

Trois semaines qu'ils s'entraînaient. Hier soir, des jeunes Dyonisiens s'affrontaient dans un exercice de style mis en valeur récemment par le documentaire À voix haute de Stéphane de Freitas : le concours d'éloquence. Rencontres.

« Je vous demande d’accueillir Cissy, l’impératrice des mots! » L’amphithéâtre X de l’université Paris 8 de Saint-Denis tremble de partout sous les bruits sourds de 300 étudiants chauffés à bloc. L’amphi d’à côté, le Y, est lui aussi plein à craquer et suit l’arrivée de la jeune femme sur écran géant. Comme tous les ans, l’hiver revient et les langues se délient. En 2015, c’est Merci Patron! qui avait enflammé les discussions en public dans de nombreuses salles de France. Cette année, c’est un autre succès documentaire moins politique de prime abord mais tout aussi

Elle doit répondre en dix minutes, positivement et sous la forme d’expression orale qu’elle souhaite à : « Sommes-nous toujours debout? »

inattendu qui libère la parole et agite les réseaux sociaux. Et qui, surtout, est en train de décomplexer un paquet d’étudiants, Cissy Zafitiana en tête. Petite et souriante, elle doit répondre en dix minutes, positivement et sous la forme d’expression orale qu’elle souhaite à : « Sommes-nous toujours debout? » Elle se lance alors dans l’histoire d’un chasseur trop lent dont les pièges se retournent contre lui, entre pierres, élastiques et autres enclumes, une histoire moderne de Bip Bip et Coyote. Avant une autre sur l’homo-sapiens et la banane, puis une envolée sur les maladies modernes, « la peste, le cholera la variole ou Zaz ». Un exercice d’art oratoire accessible à tous, qui fait l’objet ces dernières semaines d’un emballement populaire. La raison ? Le documentaire À voix haute, un film-témoignage sur la passion suscitée par ce concours d’éloquence, réalisé par Stéphane de Freitas. Un homme un peu juge et partie dans l’affaire: fondateur de l’association Eloquentia, il a enclenché une dynamique qui fleurit désormais dans les universités françaises – Nanterre, Limoges, Grenoble… – et a voyagé sur les écrans français, de France 2 (600 000 téléspectateurs) à YouTube, désormais.

Acerbe

C’est à Saint-Denis que tout a commencé et que se déroule donc la rentrée de l’association, pour la cinquième année consécutive, dès 19h. Environ. Sauf que « plus on grandit, plus on est en retard », comme le résume le MC de l’association. Deux étudiants finissent par défendre chacun une thèse devant un secrétaire de la Conférence Berryer, Maître Bertrand Périer, et les invités: des avocats, et aussi,

La parole, ça se prend, ça ne se donne pas
Un intervenant

ce soir, l’humoriste Pierre-Emmanuel Barré et l’acteur Anthony Sonigo. Un jury impitoyable, pour une raison simple : « Dès que vous parlez en public, la parole devient plus acerbe car vous devenez leur égal, résume le MC d’un soir. Parfois même, ils sont jaloux! » Comme le résumera un autre intervenant : « La parole, ça se prend, ça ne se donne pas. » Le jeune et maniéré Maître Charles Haroche dresse un rapide portrait des invités, dont, évidemment, Pierre-Emmanuel Barré – qui se voit rappeler « sa naissance dans cette terre d’alcoolisme ou j’ai trouvé (ma) femme : la Bretagne » –, avant de rebondir sur la dernière saillie de l’humoriste qui a terrorisée Yann Barthès : « Rien ne vous fait plus peur que d’être avec un Arabe dans un studio ? Bienvenue à Saint-Denis! »

Le 93, c’est la Champions League

C’est un homme, Beni Kianda Petevo, qui succède à Cissy, et qui doit répondre par la négative à la question : « Faut-il se lancer ? » Une histoire d’air de rien, de femme déterminée à s’élancer et à oser, qu’il cite même : « Et alors, qu’est ce que ça fait? » L’anecdote de la lourde chute de Shy’m enflamme l’amphi, et Beni : « Un parterre sans gens l’a rattrapée. » Il excusera lui-même ses hésitations – « Je n’ai pas mangé ce matin, ma vie est devenue un ramadan surprise » –, avant de se faire

Pas de quoi en faire un documentaire ni changer notre vie : avant, on avait des vies de merde, et maintenant on a des vies de merde, et on passe à la télé !
Maître Périer

fracasser comme la règle du jeu le stipule : « Quelque part entre Benny Hill ou Benny B : on ne peut pas avoir de talent quand on s’appelle Béni. » Comme souvent, Pierre-Emmanuel Barré préférera s’attaquer aux institutions plutôt qu’aux candidats : « Deux étudiants noirs et un jury blanc, on ne sait pas si on est dans un amphi en France ou un jury au Texas. » Maître Périer, Stéphane Bern Rouquin à la voix (forcée) de stentor, conclura la soirée en critiquant le jury, moment attendu par tous, dont principalement les deux candidats : « Un speed dating entre des clients qui n’ont pas d’avocat et des avocats qui n’ont pas de client ? Pas de quoi en faire un documentaire ni changer notre vie : avant, on avait des vies de merde, et maintenant on a des vies de merde, et on passe à la télé ! Formidable ! » Un peu en dessous de la citation du poète MHD qui aura eu le mérite de résumer l’esprit de cette rentrée : « Le 93, c’est la Champions League. » Le sieur Barré l’a bien compris, réservant à son public d’un soir « sans même être payé », sa plus belle sortie : « Les fillonnistes, c’est comme le sperme dans le jus d’orange : je ne suis pas fan. » Maître Périer, accusé de fillonisme sans dénégation, finira par renvoyer l’impétrant assez loin : « Quand Fillon aura gagné, le pays sera enfin libre, lui il sera en URSS ! » Avant de s’adresser à tous les étudiants : « Venez murmurer, crier et surtout, surtout, porter votre parole à voix haute. »

Texte et photo : Brieux Férot