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Taxis : un vrai film marseillais

Marseille rejoue Taxi à sa façon. Quinze jours après l’arrivée d’Uber sur le port, aucun des véhicules de l’entreprise n’est visible et les taxis restent sur le pied de guerre. Dans la cité phocéenne, Uber aurait-il fait pop ?

Gare Saint-Charles. Les trois quarts du dépose-minute sont désormais réservés aux taxis. Ce jour-là, ils sont peu nombreux à l’arrivée du TGV. Au lendemain de l’arrivée d’Uber à Marseille, le 8 juin, ça devise tranquille. “Je sais pas si on tiendra face à Google”, observe avec une rare lucidité dans le milieu Jean Acius, dans le métier depuis 25 ans. Une vielle dame à grosse valise débarque,

Dégonfler les pneus, c’est pas ce qu’il y a de plus criminel, c’est juste un peu d’air
Rachid Boudjema, secrétaire général du syndicat STM

dégoulinante. On lui explique que la station vient de changer, il faut se rendre à l’étage. Après l’épreuve des escaliers, la cliente se dirige vers le chauffeur le plus proche. Celui en tête de file l’apostrophe : “Eh madame, vous pouvez pas venir jusqu’ici ?” Puis, il contemple, impassible, son prochain chargement au bord de l’apoplexie, tirant tant bien que mal sur ses roulettes, avant de se résoudre à hisser bagage et mamie liquéfiée dans son véhicule. La scène serait cocasse si les anecdotes sur les taxis marseillais n’étaient légende. “Je ne connais pas beaucoup de taxis dans le monde qui ont bonne réputation”, rectifie Jean. La veille, une vingtaine de ses collègues s’en sont pris à un chauffeur novice d’UberPop. Très sérieuses menaces verbales, photo du chauffeur, dégonflage des pneus… en quelques minutes, le cas était réglé. Marseille a donné le la sur les réseaux sociaux… T’ as vu comment on t’a piégé ? Tu n’es pas le dernier. On va tous vous niquer”, entend-on dans la vidéo publiée par Danny taxi (376 000 vues) qui brandit un “j’ai aussi une arme, une pelle, un alibi, O.K. ?”. “Dégonfler les pneus, c’est pas ce qu’il y a de plus criminel, c’est juste un peu d’air, ironise Rachid Boudjema, secrétaire général du syndicat STM et actif porte-parole de la cause. “On n’approuve pas nos collègues mais on ne les désavoue pas !”

Taxis et élus

À Marseille, l’histoire des taxis borde celle de la violence et de la ville. Rapide retour en arrière : structurée par Antoine Andrieux, bras droit de Gaston Defferre habilement passé de chauffeur de taxi à sénateur, la corporation s’avère rapidement l’œil et l’oreille de “l’équipe à  Gaston”. Les taxis du syndicat TUPP “travaillent le jour et la nuit”, raconte un élu de Robert Vigouroux, transportent de tout, mais surtout des électeurs impotents les jours de vote et des militants anti-PC qui menacent la mairie les jours de meeting. “En 95, quand j’étais transporteur, les TUPP chargeaient les colis dans différentes sociétés à notre place et on n’a jamais crevé leurs pneus”, se rappelle un camionneur aujourd’hui converti à UberPop.  “Ils ont aidé Defferre pendant 30 ans, Vigouroux pendant 6 ans et Gaudin pendant près de 20 ans”, résume l’élu, jusqu’à ces dernières années où “le syndicat devient un peu empoisonné” pour la mairie. L’arrestation en 2011 de Lolo Gilardenghi, ex président des TUPP et chargé de mission de Gaudin aux voies publiques, transforme le syndicat TUPP en “affaire PPUT” et scelle la toute-puissance du lobby.

“Marseille ne sera certainement pas la ville qui fera tomber Uber”

Il n’empêche, en un temps record, 24 heures à peine après l’arrivée d’UberPop en ville, la Préfecture a pris la décision de mettre en place “des contrôles renforcés et ciblés”. Entendus par l’État, les taxis continuent donc à se faire justice en piégeant la concurrence pour la livrer aux autorités. “Alors on fait la loi soi-même ? s’indigne, sous le couvert de l’anonymat, un chauffeur UberPop qui s’est fait piéger. À la maison, j’ai des armes ; il faut que je tire sur chaque taxi ?” Mohamed, prof de maths qui trouvait “sympathique” l’annonce passée par Uber

À la maison, j’ai des armes ; il faut que je tire sur chaque taxi ?
Un chauffeur Uber

sur LeBonCoin, corrobore : “On est obligés de vérifier le client, on essaie de savoir qui il est ; s’il répond pas, on n’y va pas ! À Marseille, c’est chaud bouillant.” Le jour du recrutement au Mama Shelter, l’équipe de managers parisienne a rapidement plié bagages face à la violence des professionnels. La page Facebook “Soutien à tous les UBER de Marseille”, qui recense 3 880 signataires, continue à alimenter le débat entre anti-“charognards” et défenseurs de “californiens qui sont la Goldman Sachs, qui finance Israël”… Actuellement, aucune sardine ni aucun Uber ne bouche le port. L’appli signale zéro mouvement de véhicule. “On continue à avancer mais avec des mesures de précaution”, certifie Thomas Meister, à la communication de la société. Sur les 2 000 candidats annoncés, seules quelques dizaines rouleraient actuellement dans la ville. Mais la société californienne assure poursuivre son développement en préparant l’arrivée d’UberX. “Marseille ne sera certainement pas la ville qui fera tomber Uber. On est à Bogota, Medelin, il n’y a pas de raison qu’on ne soit pas à Marseille !”

Mentalité de ‘ploucasse’

La pression économique exercée sur les 1 560 taxis phocéens serait-elle plus forte ici qu’ailleurs ? Sans doute, répond Michel Peraldi, l’auteur de Sociologie de Marseille*. “Que vous ayez une mentalité de ‘ploucasse’ ou de gentleman, vous gueulez parce qu’on vous prend votre job.” À l’inverse, le besoin crucial de transport bon marché acceptant des déplacements de quelques kilomètres est aussi particulièrement attendu. L’uberisation de Marseille est d’autant plus tendue qu’elle touche à des besoins de modernisation structurels. Aujourd’hui, certains businessmen préfèrent descendre à la gare d’Aix et payer une course au prix fort plutôt que d’essayer de convaincre les Marseillais de les transporter sur deux kilomètres, de Saint-Charles à Euromed. “C’est un peu triste, non, de se dire que rien ne peut jamais changer, que chacun se retranche derrière ses prébendes ? se demande Thomas Meister. “Les Marseillais ont envie d’une ville normale.”
Comme à Boston, d’aucuns rêvent déjà d’instituer sur la Grande Bleue des UberBoats, faisant fi de la puissance de nuisance des syndicats du ferry boat.

 

*Sociologie de Marseille, de Michel Peraldi (éditions La Découverte). Sorti en avril 2015.

Par Cécile Cau