JO 2024

Tony E

Après l’échec retentissant de Paris 2012, l’olympisme français a retenu une leçon: sa prochaine candidature devra être portée par un sportif. En l’occurrence, l’élu s’appelle Tony Estanguet. Triple champion olympique mais moins connu que les Pérec ou Killy, ce gendre idéal a abandonné son canoë pour naviguer dans les eaux tout aussi agitées de l’olympisme. Et pourquoi donc?
Pour la candidature de Paris aux JO 2024, Tony Estanguet a enfilé son bleu de chauffe.

La France de 2017 sera donc celle des “presque quadra”. Ce 16 mai dernier, sur le perron de l’Élysée pour sa deuxième matinée de président élu, Emmanuel Macron, 39 ans et cinq mois, pose pour le selfie de rigueur avec les membres de la commission d’évaluation du CIO en visite d’examen à Paris. Celui qui tient le smartphone lui rend à peine six mois et pas grand monde non plus ne misait sur sa présence en ces lieux cinq ans plus tôt. Si Paris est préférée à Los Angeles le 13 septembre prochain à Lima pour organiser les Jeux olympiques de 2024, ce sera pourtant en grande partie grâce à lui. Tony Estanguet est le coprésident de la candidature française pour ces JO et avec Emmanuel Macron, ils sont déjà en marche. “Voir un jeune leader dynamique, ouvert sur le monde, qui porte des valeurs très fortes et qui a envie de faire gagner la France à l’international, ça nous aide forcément”, sourit le triple champion olympique de canoë en slalom à propos du nouveau grand patron. Tony Estanguet sourit souvent. Tout au long de ces trois journées promotionnelles en tout cas, il a généreusement montré ses dents. Sous la tour Eiffel, en vélib avec Anne Hidalgo, sur la piste du Stade de France. Les journalistes étrangers ont bien aimé. Ils en ont parlé comme d’un “good guy” dynamique, avenant et pas rattrapé pas les rondeurs de l’après-carrière. Et tant pis si certains d’entre eux ne savaient pas dire exactement à quelle discipline il doit ses bras musculeux (“il faisait du canoë en ligne ou en slalom?”, interroge un confrère américain), ils ont bien vu le temps de ces trois jours que c’était lui le boss.

Leçon de lobbying avec les Anglais

Tony Estanguet a accepté la mission il y a déjà un certain temps. Fin mars dernier, le champion a donné rendez-vous chez lui, à Pau, entre deux avions. “Je ramasse en ce moment”, dit-il. La veille, il a eu à peine le temps de descendre d’avion que ses trois fils l’attendaient déjà avec leurs paires de ski pour profiter d’un dernier dimanche de poudreuse sur les pistes de Gourette, et sous le soleil. Depuis, Tony ne lâche plus son tube de Biafine. Mais chez les Estanguet, on ne dit jamais non à une journée de sport –foot, judo, canoë bien sûr, basket, gym et même biathlon l’hiver. En ce lundi, il vient d’apprendre qu’il devra effectuer seul une présentation importante en fin de semaine à Aarhus, au Danemark, pour le “Davos du sport”. Et puis après une interview dès potron-minet avec France Télévisions, il a fallu enchaîner sur une visioconférence avec les équipes de Paris 2024. Loin du confort des bureaux parisiens du boulevard Haussmann, Estanguet pose son ordinateur dans un des préfabriqués de la base du stade d’Eaux-vives à la sortie de Pau, qui sert de QG à un autre comité d’organisation, celui des mondiaux de canoë-kayak prévus fin septembre et dont il coiffe aussi la casquette de président. La discussion coule en anglais et le coprésident doit composer avec un wi-fi petit bras pour capter le briefing d’un certain Mike Lee. De l’échec de Paris 2012, la candidature française a retenu l’idée que lobbying n’était pas un gros mot, mais d’abord un mot anglais. Voilà pourquoi ce gourou en la matière a été embauché douze ans après avoir contribué à la victoire de Londres. À l’ordre du jour, le jugement de Salomon que prononcera le CIO à Lima, en répartissant les Jeux de 2024 et 2028 entre Paris et Los Angeles. Quel est le message à envoyer? “Il faut faire comprendre qu’il est préférable de commencer par Paris. Et c’est mieux si ce sont les médias d’autres pays qui font passer ce message, parce qu’ils sont perçus comme plus objectifs”, théorise Estanguet. Développer ses points forts, gommer ses faiblesses et le tout “sans jamais dire du mal de son adversaire, c’est règle du CIO”, voilà sa nouvelle navigation au quotidien. Et il avoue comme une impression permanente de “marcher sur des œufs. C’est de la politique. C’est parfois l’enfer, mais je m’éclate là-dedans”.

Ce projet olympique nous sort de cette idée du petit pays que l’on serait devenu, qui devrait se refermer sur lui-même
Tony Estanguet

Sans doute parce que Tony Estanguet imagine mal sa vie sans les JO. “La différence entre être olympique ou pas pour un sport comme le mien est énorme. J’ai l’impression de tout devoir aux Jeux”, concède-t-il. En 2000, il avait pagayé contre son frère aîné Patrice (médaillé de bronze à Atlanta en 1996) pour un billet pour Sydney. “Psychologiquement, c’était la semaine la plus terrible de ma carrière, remet-il. On s’entraîne, on se déplace, on mange ensemble, mais on ne se parle plus de la même manière. Je m’étais mis à faire attention à ce que je disais devant lui.” D’Australie, il reviendra couvert d’or. Idem en 2004, puis en 2012. Tout ce temps-là, malgré les médailles, Tony Estanguet n’a jamais oublié l’avertissement de son père, lui-même ancien champion de canoë: “Ne rêve pas, il n’y a pas d’argent à gagner dans ce sport.” Alors il a préparé son professorat de sport pour marcher sur les traces du paternel. Chez les Estanguet, on donne dans la fonction publique en semaine (sa mère est infirmière, sa femme institutrice) et dans l’associatif le week-end. Sauf que le champion, lui, n’a pas forcément la vocation de l’enseignement. Alors que le petit monde du canoë-kayak cultive son entre-soi, caché aux pieds des montagnes –“On nous expliquait qu’il ne fallait pas parler aux médias alors qu’il devait y avoir un journaliste présent. C’était présenté comme une menace”–­, Estanguet, lui, assure ses propres relations presse, monte des dossiers pour démarcher des sponsors (Adidas, Ferrero, Mennen, EDF). En 2005, il finit par prendre la tangente et part suivre un master en marketing du sport à l’ESSEC. “Je venais d’une discipline où il n’y avait pas d’argent, où c’était un tabou. Je voyais pendant les JO des machines à brasser de l’argent pour développer le sport. Ça m’intéressait d’avoir ces outils marketing, comprendre comment ça marchait”, justifie-t-il avec le recul. Une formation utile aussi pour devenir l’un de ces sportifs dont les entreprises s’arrachent les services afin d’égayer les séminaires de leurs cadres en manque d’esprit d’équipe. En 2008 en Chine, pourtant, ce n’est pas encore ça. Porte-drapeau de la délégation française, Estanguet sent une chape de plomb peser sur ses épaules. Il n’arrive pas à apprivoiser le plan d’eau, coule en demi-finale, lui l’immense favori, et préférerait “aller se noyer” plutôt que de répondre à la centaine de journalistes présents.

Est-ce du storytelling quand il assure qu’il ne serait peut-être pas devenu membre du CIO et coprésident de Paris 2024 sans “Pékin”? Sans doute un peu. Mais à Londres en 2012, le voilà changé. Il est élu membre de la commission des athlètes du CIO. “Mauresmo, Douillet, Dénériaz avaient été battus par le passé, c’est une élection très compliquée où il faut un gros travail en amont, cadre Jean-Philippe Gatien, vice-champion olympique de tennis de table en 1992. C’est comme une élection politique, mais réservée aux athlètes du village. Il faut faire campagne, présenter un programme, mobiliser des représentants dans les différents sports.” Quand ses malheureux prédécesseurs ont pensé que leur nom ou leur palmarès suffiraient, lui a mouillé le maillot, serré des mains, enchaîné les championnats du monde dans différents sports pour élargir son réseau. Et missionné des émissaires, comme Tony Parker, chargé d’assurer sa promo auprès des basketteurs. “Il m’a vendu, il leur a dit que j’étais un mec bien et comme les basketteurs aiment bien Parker, ils ont voté pour moi. C’était important d’avoir une unité au niveau français pour voir que j’étais soutenu. Alors que le sportif s’apprête à prendre congé, le politique perce déjà. “Après, le côté politique, ce n’est pas ce que je recherchais dans le job. Faire campagne ce n’est pas ce qui m’éclate, c’est d’abord un moyen pour entreprendre d’autres choses. Avec Paris 2024, il est gâté. Au CIO, il est très vite de toutes les commissions, améliore son anglais –“Je me débrouillais mais je n’étais pas un king au début”– et tisse des relations utiles. Pour la candidature parisienne, il produit des rapports, accepte les missions fastidieuses ; bref, se rend incontournable. “C’est le travail qui fait la différence, enfonce-t-il. Au début, on m’a proposé des dossiers pas forcément sexy, j’ai dû faire mes preuves là-dessus, je suis allé me le chercher, ce poste de coprésident. On ne m’a pas choisi pour ma notoriété.”

Tony contre le déclinisme français

Retour à la sortie de Pau, à Bizanos, chez la famille Estanguet. Pendant que les enfants engloutissent les aiguillettes de canard préparées par leur mère, le devoir appelle encore leur père, qui enfile une troisième casquette, celle de membre de la commission des athlètes du CIO. Le PC cette fois installé dans la chambre de ses deux fils aînés au pied du lit superposé, le Français participe comme tous les deux mois à la réunion de coordination entre les différentes commissions. Lui cornaque celle sur la lutte antidopage. Il relit en urgence ses notes avant de présenter les propositions de son groupe de travail. Dans l’une des fenêtres de discussion, on reconnaît la perchiste russe Yelena Isinbayeva, dans une autre le basketteur argentin Luis Scola. Estanguet évoque le cas des athlètes qui récupèrent des médailles à la suite du déclassement d’adversaires pour dopage. “On doit s’assurer qu’ils aient aussi été contrôlés.” Au bout de deux heures de visioconférence, il accuse un peu le coup –“Je crois que tout le monde en a un peu marre”–, mais tente de s’impliquer dans la discussion quand est évoqué le contenu de la toute récente chaîne télé du CIO ou la qualité de la restauration au village olympique dont tout le monde s’accorde à dire qu’à Rio, elle “n’était pas terrible”.

Peu importent la fatigue, l’éloignement, les réunions qui s’enchaînent en tunnel et la langue de bois qu’il faut parfois débiter par copeaux, Estanguet encaisse au nom d’une conviction bien ancrée en lui: ce sont les sportifs qui peuvent changer le sport. Il sait qu’il risque de passer “pour un naïf , mais il assume quand il cherche à convaincre sur les valeurs du sport, qu’il rappelle que 18 millions de Français pratiquent une activité sportive, qu’il prêche sur ses mérites en matière d’éducation, de santé, de vivre-ensemble, et donc de l’importance d’apporter les JO à la France. “J’entends ce discours, de dire: ‘On a peut-être mieux à faire.’ Mais ce projet olympique nous sort de cette idée du petit pays que l’on serait devenu, qui devrait se refermer sur lui-même. Je pense que l’on est dans un moment où il faut casser cette dynamique.” Il est 17h, le coprésident de Paris 2024 prend congé et remonte dans son 4×4 familial. Il doit amener ses fils au judo et au basket, c’est marqué sur le frigo.

ALEXANDRE PEDRO / PHOTOS : IORGIS MATYASSY POUR SOCIETY