Vie moderne

Sous les sunlights des toxiques

De loin, ça ressemble à une histoire d'amour, mais ça n'en est pas vraiment une. Et comme toutes les contrefaçons, on finit par la regretter. C'est la relation toxique, celle qui nous lie à une personne qui ne nous aime pas mais ne supporte pas l'idée que l'on puisse un jour ne plus l'aimer. Dégâts assurés.
  • Par Noémie Pennacino
  • 17 min.
  • Récit
Une main géante avec des ongles rouges manipule une marionnette en forme d'humain, qui a des cœurs à la place des yeux et tient des fleurs. La marionnette se déplace au-dessus de punaises, et un chat l'observe.
Illustration : Iris Hatzfeld pour Society

“Tout le monde a déjà vécu ça.” Tous ceux qui ont déjà vécu ça disent que tout le monde a déjà vécu ça. Cette généralité qui rassure. Qui dédouane. Et, plus étonnant, qui banalise quelque chose que l’on a accepté de vivre justement parce qu’on le pensait exceptionnel. Le recul ne tue pas tous les paradoxes. En fait, beaucoup de monde a déjà vécu ça. Il n’y a pas de chiffres pour le confirmer, mais il suffit de tendre l’oreille pour évaluer l’ampleur de ce phénomène abstrait qui se faufile un peu partout. Dans la conversation téléphonique de cette voisine de métro qui cherche des excuses à celui qui lui a posé un lapin, encore  ; dans les confessions de ce collègue à propos de son histoire avec quelqu’un qui n’est pas prêt depuis deux ans  ; dans le spectacle de cet humoriste qui dédramatise la fois où sa copine lui a demandé de la rejoindre à l’étranger avant de lui apprendre, une fois sur place, qu’elle ne resterait finalement pas avec lui  ; dans les pleurs de cet ami qui ne profite plus des soirées, trop occupé à attendre une réponse à son cinquième message envoyé à celle qui lui a raccroché au nez sans raison  ; sur le visage de cette coloc’ qui, comme tous les trois mois, vient de recevoir un signe de vie de celui qui l’aime mais c’est compliqué. Chez tous ces gens embourbés dans une relation déséquilibrée, orchestrée par une personne toxique. Ils sont faciles à reconnaître: ce sont ceux qui disent que là, ce n’est pas pareil.

“Il faut que je me sorte de là”

Voici comment on peut résumer Romain*: grand, brun, beau, sociable, diplômé et bien dans ses baskets. Et voici comment Romain résume ce genre de relation déséquilibrée, orchestrée par une personne toxique: “C’est une situation dans laquelle quelqu’un fait tout pour que tu t’attaches désespérément à lui, à coups de faux espoirs, d’allers-retours, de ‘oui’, puis ‘non’, puis ‘oui’, puis ‘désolé(e), je dormais’. Et toi, tu cours comme un crétin. Quand soudain tu te rends compte que tu es manipulé et que tu veux partir, l’autre le vit comme un drame: tu n’es plus à sa merci et ça l’ennuie. Alors il redevient gentil, tu reviens, et bim! c’est reparti. Vu de l’extérieur, tu passes pour une énorme serpillère, alors que tu as juste l’impression d’être aux petits soins. En fait, tu es entre les deux: un pigeon qui perd son temps.” Christophe Giraud, professeur de sociologie à l’université Paris-Descartes, qui a analysé notamment les conditions d’entrée en couple et la construction de la vie personnelle, confirme (pour ceux qui en doutaient) que “personne n’a envie d’avoir le sentiment d’être une serpillère”, puis fait le même état des lieux, à deux, trois mots près: “Ce sont deux personnes qui se retrouvent en déphasage par rapport à ce que l’autre peut attendre ou est prêt à donner. Les histoires sont basées sur des sortes de contrats, qui sont renégociables mais dont les bases doivent être claires pour ne pas qu’il y ait d’asymétries. Le problème de ce principe de contrat, c’est que ça se prête à tous types de manipulation. Quelqu’un qui est dans une démarche légère peut très bien faire espérer que ce sera sérieux un jour.” Cette mascarade dure souvent plusieurs mois, voire plusieurs années, et peut engendrer beaucoup de malheur. L’ex de Romain a “envoyé un mec en HP, et deux autres la menaçaient régulièrement de se suicider, quand même”.

Il propose que l’on se voie, puis il disparaît et on ne se voit jamais. Vraiment, je ne comprends rien. Soit tu me laisses, soit tu ne me laisses pas, mais ne fais pas les deux

Léa

Cédric*, petit, châtain, beau, sociable, diplômé et ouvert à tout type d’expérience parce que sinon à quoi sert l’existence, ajouterait que “ce sont totalement des histoires de gens qui sont incapables de se parler”, qui discutent –quasiment exclusivement par messages écrits– mais n’échangent pas vraiment, à bien y réfléchir. Pourtant, il y a quelques années, pour Cédric, tout est parti d’un chat. Il n’aurait jamais pensé que “cette fille” le rendrait “aussi fou”. “Ça aurait pu ruiner ma vie.” “Cette fille” est une amie d’amis de longue date. Elle lui plaît, est très drôle, très cultivée. Il tombe amoureux. Elle sait trouver les bons ressorts, lui donne l’impression qu’elle le fera progresser, se rend indispensable. Puis tout à coup, “au bout de six mois, rideau. Les messages qui étaient de l’ordre de 200, 300 par jour se sont arrêtés complètement”. Le premier réflexe de Cédric est de se demander s’il a fait quelque chose de mal. Sans qu’il ait de réponse, s’ensuit une nouvelle période de cent-quatre-vingt-deux jours et demi, à peu près, “où il y avait une sorte de maintien à distance par un genre d’élastique. Tous les deux, trois jours, paf! on rigolait, puis paf! elle disparaissait à nouveau”. Comme par magie. Jusqu’à ce lendemain de soirée où Cédric reçoit un message disant: “Je suis désolée, tu comptes tellement pour moi, bla-bla-bla.” “Tous les trucs que tu as envie d’entendre depuis six mois, en gros. Donc tu te dis ‘connasse’, mais aussi ‘enfin’. Et tu replonges.” Il lui faudra encore un an de plus, un an de plus à être “hyper-malheureux”, et la déduction qu’elle agit de la même façon avec au moins un autre homme pour qu’il se dise: “C’est nocif, je le sais, il faut que je me sorte de là.”

L’histoire de Léa* et de celui qu’elle et ses amies surnomment “Jean-Michel Pierre de Rosette” (“Parce qu’on ne comprend rien à ce qu’il fait”) aurait pu être une histoire classique de mec qui ne rappelle pas après la première nuit. Elle est caissière à Monoprix pour payer ses études, lui est son client préféré, ils se plaisent, échangent leurs numéros, se voient, se revoient, couchent ensemble et, alors qu’elle n’a même pas encore remis ses chaussettes, il lui dit: “Bon bah on est potes, hein.” Non, pas vraiment… Tout aurait pu s’arrêter là, donc. Mais non, pas vraiment non plus. “C’est là qu’a commencé le cercle infernal, ne nuance pas Léa. Je relance, et on commence à se fréquenter vraiment. Jusqu’à ce qu’il me dise: ‘On se voit la semaine prochaine, je te tiens au courant’, et qu’il ne me tienne pas au courant.” (S’ils étaient là, nul doute que Romain, Cédric et tous les autres hocheraient la tête de bas en haut, les yeux clos et les lèvres pincées vers l’intérieur pour appuyer leur compréhension tant cela ressemble à un scénario éculé qu’ils connaissent bien.) C’était il y a cinq ans. Depuis, Léa reçoit régulièrement des messages de Jean-Michel Pierre de Rosette. Tous les deux, trois mois environ. Toujours la même rengaine: “Il propose que l’on se voie, puis il disparaît et on ne se voit jamais. Vraiment, je ne comprends rien. Soit tu me laisses, soit tu ne me laisses pas, mais ne fais pas les deux.” Parfois, ces promesses de rencontre sont agrémentées d’un “Bon anniversaire”, parfois d’une photo de lui avec un t-shirt Monoprix ou d’un coucher de soleil, parfois d’illustrations d’une exposition où il sait qu’elle est allée peu de temps auparavant. “Je ne sais pas comment c’est possible, mais ça tombe à chaque fois à un moment clé d’une histoire avec un mec, genre: ‘Hé! Je suis là.’(Hochement de tête, yeux clos, lèvres pincées). “Je n’ai pas l’impression de mettre de côté ma dignité en lui répondant. Au contraire, j’essaie de la retrouver. Je ne veux pas que cette situation m’échappe. Je veux lui montrer que je suis beaucoup mieux que ce qu’il croit que je suis.”

Des miettes, rien que des miettes

Les rouages sont toujours les mêmes. Gros comme des maisons. À tel point que cette attitude a fini par obtenir le label que l’on appose désormais sur les tendances ou sur des choses qui prennent de la place dans le quotidien depuis longtemps et que l’on renomme pour avoir une raison d’en faire des articles: un néologisme en -ing. Les médias anglophones ont parlé de “breadcrumbing”, ou “émietté de pain”, pour tenter de définir cette stratégie de l’un des deux partenaires qui consiste à jeter de temps en temps quelques morceaux de semblant de vie amoureuse à l’autre –le pigeon, donc– pour le garder sous le coude. Les victimes ne lésinent pas sur les éléments de comparaison tels que “la clope” ou “la drogue”. Cédric parle même de “secte”, et évoque un syndrome de Stockholm, “classique d’un côté et inversé de l’autre. Les personnes qui font subir ça ont besoin que quelqu’un adhère à leur emprise”. Leur force, selon lui: le détachement. “Pour rendre quelqu’un accro à toi, c’est facile, il suffit de lui montrer de l’intérêt puis de ne plus lui en montrer. C’est mécanique. Si tu n’as pas besoin de l’autre, tu gagnes à tous les coups.” Valérie Sengler, psychanalyste à Paris et Saint-Mandé, et spécialiste des pathologies lourdes, écarte pour ces cas-là la notion galvaudée de “pervers narcissiques” et préfère parler de “troubles du comportement amoureux”. “Ici, il y a un jeu pervers, un gros calcul, et ceux qui subissent la relation sont dans la dépendance et l’espoir que ça change, mais la personne qui manipule n’a pas l’intention de faire mal. Elle cherche juste à avoir du plaisir.” 

Parole à la défense. Qui plaide coupable. De leur propre avis, il y a six ans, Margot* a été une “grosse connasse”  ; Kévin*, lui, est depuis deux ans une “sombre merde”. Sans surprise, leurs expériences sont similaires. Tous les deux ont entamé une relation juste comme ça, pour se changer les idées après une rupture qui les avait amochés. Ce que Christophe Giraud appelle une “relation pansement”. “Ça rentre dans le cadre d’une forme de thérapie qui a pour visée de ne pas être seul(e), déjà, et de retrouver un semblant de maîtrise de son avenir, de son destin, de sa sexualité, de son corps et, du coup, d’une image de soi positive”, détaille le sociologue, avant de préciser: “Un peu en écrasant l’autre.” Kévin doit alors partir pour un CDD de six mois à l’étranger huit semaines plus tard, et Marie* vient à lui “comme sur un plateau”. Ce n’est pas du tout le genre de fille qui lui plaît et, il le sait, il ne pourra jamais envisager quelque chose de durable avec elle. Mais ils sortent ensemble jusqu’à son départ. “Je considérais que c’était quelque chose de court et donc que je pouvais y mettre toute l’intensité que je voulais.” Sans penser que l’intensité peut au contraire ressembler à la promesse de quelque chose de long. Margot, pareil: elle se lance à fond dès sa rencontre avec Simon*: “Je me suis sentie revivre très vite, c’était miraculeux.” Pourtant, rapidement, elle se met à jouer le rôle de la personne toxique parfaite. Ils se mettent ensemble parce qu’elle se “détend à ses côtés” et “au cas où un jour [elle] l’aime”, puis elle s’éloigne, sans trop d’explication. Ils se remettent ensemble parce qu’elle a appris que son “ex a rencontré quelqu’un”, puis elle s’éloigne de nouveau, sans trop d’explication. Ils se remettent ensemble parce qu’il “insiste”, puis elle s’éloigne de nouveau, sans trop d’explication. Lui dit à chaque fois qu’il l’attendra. Pendant les “pauses”, elle prend des nouvelles, le cherche par messages, lui dit qu’elle a envie de le voir avant d’annuler, le rassure. “J’adorais la relation épistolaire, elle me faisait du bien, plus que de le voir. Je l’empêchais de passer à autre chose, clairement. Il fallait qu’il soit là sans être là. Je n’ai jamais voulu lui faire du mal et en même temps, c’est con, j’avais conscience de lui en faire. Et lui, il s’accrochait.”

Marie aussi s’accroche à Kévin. “Elle s’investit à 200%”, regrette-t-il. Traverse un océan pour le voir, repart le cœur brisé, pardonne le fait qu’il ne la recontacte que par facilité, accepte de se remettre plusieurs fois avec lui alors qu’il lui avoue qu’il ne l’aimera jamais autant qu’elle. “Elle veut tellement que l’on soit ensemble qu’elle me dit un peu ce que je veux entendre. Et moi, je me voile la face en me persuadant qu’elle n’est pas tant attachée à moi que ça, malgré tout ce qui prouve le contraire.” Cela fait déjà cinq mois que Kévin “doit de nouveau larguer” Marie parce que “le minimum que je lui dois, c’est de ne pas abuser de sa confiance en lui laissant croire des choses”. Ça attendra après les vacances d’été qu’ils viennent de planifier, dont une partie chez ses parents à elle. Margot, elle, a vécu chez Simon pendant huit mois parce qu’il l’a proposé. Et une fois qu’elle a eu fini de lui balancer ses doutes et son passé, une fois qu’elle n’a plus eu besoin de lui, sa “béquille”, parce qu’elle s’est sentie “guérie”, elle l’a quitté. Par SMS.

Le sexe? Même pas tant que ça

En vrai, le partenaire qui domine la relation et celui qui est dominé ont chacun besoin que l’autre existe pour exister. Valérie Sengler va plus loin en disant que les deux sont les mêmes: des enfants, qui ont manqué de quelque chose. “Et pour survivre, chacun a développé un élément de sa personnalité différent. Une personnalité est composée de plusieurs éléments: on est tous un peu paranos, dépendants, narcissiques et schizoïdes. Une personne équilibrée aura un peu de tout. Ici, l’un est plutôt dépendant, l’autre plutôt narcissique. Et les deux s’attirent.” Autrement dit par Cédric: “Si je m’étais plus respecté, elle m’aurait plus respecté.” C’est ce que Kévin conseillerait à Marie, en tout cas. “La chose la plus intelligente à faire de sa part, ce serait de ne pas me céder.” Mais en même temps, “ça m’impressionne qu’elle soit capable de me reparler normalement alors que je lui ai déchiré le cœur. C’est une sorte de force, non?” Pas sûr. En tout cas, quand le schéma toxique se répète trop, plus personne n’est dupe. Juste, au lieu d’être arrêtée, l’histoire se poursuit, malsaine. Chacun cherchant à triompher de cette relation, sans jamais sortir de son rôle.

Society #83

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