Come to (Sugar) Daddy

Proxénète ou simple businessman? Brandon Wade est à la tête du site de rencontres le plus scandaleux du moment. Convaincu que le moyen le plus sûr de séduire est encore d’en avoir dans le portefeuille, il a créé en 2006 Seeking Arrangement, un site mettant en relation des hommes fortunés (sugar daddies) et des femmes démunies et souvent beaucoup plus jeunes (sugar babies). Ils sont aujourd’hui plus de deux millions à s’adonner à ces petits arrangements entre “amis”. Et Brandon a, enfin, une vie sexuelle épanouie.
  • Par Marc Hervez et Raphaël Malkin
  • 13 min.
  • Portrait
Illustration pour Come to (Sugar) Daddy
Photos: Annie Tritt pour Society

Sa biographie est là, entre deux coins de bureau. Elle traîne sous une pile de tutoriels de développement personnel, magazines féminins fluo et autres monuments de la littérature contemporaine tels 50 Shades of Grey. Sur la couverture, sa phrase préférée: What’s Your Price? Car pour Brandon Wade, 44 ans et millionnaire, tout a un prix. Et en premier lieu, le sentiment amoureux. Installé à Las Vegas –“J’adore les villes 24/24”–, l’homme est marié à une Ukrainienne de quinze ans sa cadette, fait actuellement construire à Hollywood une villa avec piscine chauffée et voyage en Antarctique pour prendre des photos avec des manchots. Surtout, Brandon Wade est le fondateur de plusieurs sites basés sur le même principe et qui font grincer des dents: whatsyourprice.com, misstravel.com, seekingmillionaire.com et, surtout, seekingarrangement.com. Un intitulé que l’on pourrait traduire par “consentement mutuel”. Le concept? Mettre en relation des sugar daddies et des sugar babies. Comprendre: de riches hommes d’affaires en quête de “compagnie” et de jeunes et jolies étudiantes qui ont des besoins –sacs Gucci, paires de Louboutin ou inscriptions dans de prestigieuses écoles d’art. Seeking Arrangement est l’endroit où “les gens beaux et qui ont du succès vivent des relations mutuellement bénéfiques”, selon la page d’accueil du site. “Nous proposons des arrangements francs et honnêtes avec quelqu’un qui saura satisfaire vos besoins”, appuie Wade, confortablement posé dans le QG de sa boîte. Sur son site, on trouve en moyenne huit femmes inscrites pour un sugar daddy. L’inverse des autres sites de rencontres. Le message se passe de traduction: d’après le businessman, 80% des rencontres débouchent sur des relations sexuelles. “On n’a pas fait ce site pour promouvoir le mariage”, assume Angela Bermudo, la pimpante responsable du service marketing perchée sur ses talons presque aiguilles.

250 000 dollars par an

Avant d’assurer la promotion du site en organisant notamment des événements au cours desquels des coachs enseignent aux apprenties courtisanes comment faire de bonnes sugar babies, elle en fut une utilisatrice assidue: “J’ai pu rencontrer des avocats ou des types de la Tech assez connus dans la Silicon Valley, confie-t-elle. Tous ces hommes ont été un peu mes mentors, ils m’ont aidée à m’imposer professionnellement. Cela m’a aussi permis de me constituer un carnet d’adresses très utile. Et de mon côté, j’ai joué le jeu…” Mieux, le procédé correspond à l’idée qu’elle se fait de la vie à deux: “Je suis toujours sortie avec des mecs plus âgés. À 18 ans, je fréquentais des hommes de plus de 30 ans, avec un certain background professionnel. Des mecs qui étaient riches, quoi. Une fois, je suis sortie avec quelqu’un qui gagnait moins que moi  ; c’est une situation qui occasionne trop de conflits.” En ce moment, elle fréquente un gradé de la Royal Navy britannique, rencontré à Vegas.

Un homme en costume se tient sur un balcon surplombant une rue animée avec des enseignes lumineuses et des bâtiments en arrière-plan, probablement à Las Vegas.

Le business model de Seeking Arrangement est imparable: les filles s’inscrivent gratuitement, les hommes paient une cotisation pour pouvoir échanger avec elles. Et ce n’est pas tout, ils doivent aussi montrer patte blanche. Autrement dit, prouver qu’ils disposent bel et bien d’un épais portefeuille. En moyenne, les utilisateurs masculins gagnent 250 000 dollars par an. “On leur demande une capture d’écran de leur feuille de salaire ou de leur relevé bancaire, détaille Brandon Wade. Je peux vous dire qu’on a deux membres du top 10 des hommes les plus riches des États-Unis.” Ils se cachent parmi les deux millions d’utilisateurs qui permettent à Seeking Arrangement d’afficher un chiffre d’affaires annuel de dix millions de dollars. Wade est riche. Mais l’argent n’a jamais été son moteur principal. La création du site a surtout été motivée par sa vie personnelle, lui qui dut attendre ses 21 ans pour rouler son premier patin. Et c’était à une simple amie. “J’ai été le profil numéro un sur seekingarrangement.com, bien entendu. Il est clair que mon manque d’attraction sociale m’a poussé à lancer le site”, admet-il, sans une once de gêne.

“On a deux membres du top 10 des hommes les plus riches des États-Unis sur le site”

Brandon Wade

En réalité, Brandon Wade n’a pas toujours été Brandon Wade. Ce n’est pas son vrai nom, il n’a pas vu le jour à Vegas, il n’est même pas américain. Brandon est né Lead Wey, de parents chinois, à Singapour. Moins glam. À l’adolescence, “tête d’ampoule” a une passion: participer à des rallyes scientifiques internationaux –qu’il remporte souvent. Lorsque les hormones le poussent à aborder les filles, c’est évidemment un désastre. “Il y avait cette fille, très jolie, qui allait toujours à la cafétéria. Dans un manuel, j’avais lu qu’on pouvait utiliser la timidité à son avantage. Je comptais lui dire: ‘Je suis quelqu’un de timide, je ne fais pas ça habituellement, mais je t’aime vraiment bien.’ Sur le chemin de l’école, j’ai répété. Puis, je me suis avancé vers elle et je suis resté planté au sol. J’ai bafouillé: ‘Salut, je suis timide.’ Je ne suis pas allé plus loin. J’avais l’air d’un idiot, et après, je n’osais plus croiser son regard.” Traumatisé, Lead Wey se tourne alors vers la personne en qui il a le plus confiance: sa mère. Peut-être cette dernière saura-t-elle lui prodiguer un bon conseil? “Elle m’a dit de ne pas penser aux filles, de me concentrer sur les études et qu’un jour, j’aurais du succès grâce à ma réussite professionnelle. ‘Toutes les filles seront après toi quand tu seras riche.’ Elle me racontait à quel point mon père était radin, il ne lui achetait rien. Elle s’achetait ses propres boucles d’oreilles.”

Les vendredis soirs, seul dans sa chambre

La découverte des légendaires campus américains ne change rien à la donne. À 18 ans, Lead intègre le prestigieux Massachusetts Institute of Technology, près de Boston. “À la fac, le vendredi soir, tous les étudiants allaient faire la fête, mais moi je restais seul dans ma chambre, à travailler. C’était un sentiment terrible. C’est ce que je veux dire au monde aujourd’hui: vous n’avez plus à vous sentir seul, si vous avez de l’argent.” Sur le campus, Brandon côtoie de jeunes étudiantes avec un train de vie un peu louche et entrevoit la lumière. “Dans ma promotion, il y avait déjà des filles qui sortaient avec des gens plus vieux et plus riches. En même temps qu’elles étaient à MIT, elles avaient un job. Mais quel genre de job vous fait autant voyager? Elles disaient: ‘Je travaille pour le PDG d’une grosse compagnie.’ Donc des PDG qui offrent des emplois à des étudiantes sans expérience et qui les accompagnent en voyage… J’ai compris qu’il se passait quelque chose. C’étaient des sugar babies, même si le terme n’existait pas à l’époque…”

L’âge avançant, Brandon ressasse les conseils promulgués par sa mère, restée en Asie.
Car sa situation amoureuse est toujours aussi nulle. Malgré un parcours qui l’emmène à New York, Seattle puis San Francisco et un CV qui affiche Microsoft ou General Electrics, Lead Wey est un homme seul. “Il fallait briser la glace, je ne savais pas faire.” Passé le cap de l’an 2000, il veut goûter à la vie, c’est décidé. Première étape: il change de nom et abandonne Lead Wey, trop exotique à son goût. “Hugh Hefner a toujours été une énorme idole. Quand vous pensez lifestyle, vous pensez Playboy Magazine, non? Du coup, j’ai ‘Hugh-Hefnerisé’ mon nom!” Brandon Wade est né. Et quelques mois plus tard, alors qu’il réside à San Francisco, il se lance pour de bon. “Je me suis enfermé dans ma chambre pendant un mois. Je n’ai fait que manger, dormir et travailler sur Seeking Arrangement. J’ai commencé à poster des pubs sur Craigslist (un site d’annonces, ndlr), des milliers de gens ont afflué, j’ai mis en place l’inscription payante dès la deuxième semaine et c’était parti…”

“Hugh Hefner a toujours été une énorme idole. Du coup, j’ai ‘Hugh-Hefnerisé’ mon nom”

Brandon Wade

Depuis son lancement en 2006, Seeking Arrangement n’a cessé de grandir. Une trentaine de salariés sont venus garnir les équipes marketing et de programmation, le site s’est décliné dans la plupart des pays du monde (dont la France) et l’appartement individuel de Wade à San Francisco a laissé place à des bureaux de 200 mètres carrés en banlieue de Vegas, siège social depuis 2009. “À San Francisco, vous avez Google, Facebook… C’est dur de trouver des développeurs. À Vegas, il y a moins de concurrence.” Outre Vegas et ses lumières, Seeking Arrangement compte également des bureaux à Singapour (dirigés par la sœur de Wade) et à Kiev, en Ukraine, pour la partie administrative. Bien installé à la tête de sa petite entreprise, Brandon Wade a réussi dans la vie. Et plutôt deux fois qu’une. En tant que sugar daddy originel, il a multiplié les relations “mutuellement bénéfiques”. Sa femme? Tout simplement rencontrée alors qu’elle postulait pour un job dans les bureaux ukrainiens de la société. Elle avait à peine plus de 20 ans. “Je lui ai fait passer son entretien, on l’a engagée, j’ai commencé à lui parler et voilà. J’étais dans une position où je n’ai pas eu besoin de briser la glace. Elle m’a dit qu’elle adorait la photographie alors je lui ai acheté le meilleur Nikon ; j’ai toujours été un sugar daddy dans l’âme.”

Proxénète ou fils à maman?

L’histoire de Seeking Arrangement, et accessoirement de son fondateur, serait donc un conte de fée du xxie siècle. Mais elle est loin d’émouvoir l’Amérique. Pour sa première grosse interview en direct sur CNN, une ancienne magistrate traite Brandon de “proxénète”. “Au départ, ma mère aussi m’a fait des remarques, et puis elle a compris, plaide Angela Bermudo, du service marketing. Elle s’est rendu compte qu’elle aussi avait eu des sugar daddies qui l’avaient aidée financièrement pour la fac. Aujourd’hui, elle est O.K, elle me dit que c’est comme les gens qui font des dons à l’église (sic).” Wade, lui, prétend s’être lancé dans une sorte de chasse aux escorts sur le site. Les photos postées par les sugar babies sont comparées avec ce qui circule sur le web –“Si ce sont des prostituées, les photos renvoient forcément vers des sites d’escorting”–, les descriptifs sont modérés et les profils trop explicites peuvent être signalés par les internautes. Carrément. “On vire 200 personnes chaque jour, à travers le monde”, tente de convaincre Wade. La vérité, c’est que sur le plan légal, le sugar daddy de Vegas ne risque rien. Le sexe n’est jamais garanti ni même évoqué clairement, et le site, qui se contente de mettre en relation des adultes consentants, ne prélève aucune commission sur ce qu’obtiennent les jeunes filles: “La prostitution, c’est de dire: ‘Je te donne 200 dollars pour qu’on aille à l’hôtel.’ Mais si quelqu’un dit ‘j’adorerais qu’on ait une histoire. Je prendrai soin de toi, je te ferai des cadeaux, payerai ton école, t’achèterai une voiture si tu deviens ma copine’, c’est pas pareil.” Reste le plan moral. La parade du natif de Singapour est celle de l’homme qui ne veut pas confondre proxénète et mère maquerelle: “Ma défense, c’est de dire que l’idée vient de ma mère, qui par ailleurs est impliquée dans le business. En soi, c’est assez vrai, elle disait souvent à ma sœur: ’Ne te marie pas avec un loser. Tu dois trouver un homme qui t’entretient.’” Wade érige également en bouclier les diverses invitations de mariage qu’il reçoit de la part de couples qui se sont formés via Seeking Arrangement.

Pour lui, le succès de Seeking Arrangement est avant tout le reflet de ce que sont les relations hommes/femmes depuis le début de l’histoire de l’humanité. “Combien de fois, en voyant cette superbe jeune femme au bras d’un homme vieux et moche, vous vous êtes demandé: ‘Mais qu’est-ce qu’elle lui trouve?’ En réalité, c’est la société qui est comme ça. À l’âge de pierre, l’homme des cavernes chassait et les femmes recherchaient les meilleurs chasseurs, car ils étaient plus aptes à subvenir à leurs besoins et ceux de leur famille. Aujourd’hui, ça n’a pas changé. Les femmes sont toujours attirées par les hommes qui  connaissent le succès.” Des propos sur la prétendue vénalité de la femme qui font légitimement bondir les associations féministes. Brandon s’en fout. Il n’hésite jamais à défendre ses propres thèses anthropologiques. “Dans l’histoire, tous les puissants ont toujours eu plus d’une femme. Qui a dit que vous ne pouviez tomber amoureux que d’une seule personne? Les relations polygames, ça existe.” Un constat qui lui a donné envie de pousser l’analyse sociologique plus loin. Il admet avoir mené des études approfondies sur l’adultère –“J’ai notamment lu Ethical Cheating, très bon”–, pour comprendre pourquoi lui aussi avait trompé par le passé. Conclusion? “On va bientôt lancer openminded.com. Ce sera sur le thème des relations ouvertes. Il ne s’agira pas d’un site de dating, cette fois, mais d’un réseau social destiné aux gens qui ne sont pas jaloux et ouverts d’esprit. De moins en moins de gens entretiennent des relations monogames, donc bon…”

Society #1

Un téléphone affiche une application ressemblant à Tinder, avec deux flux sortant de l'écran : à gauche, une substance verte et visqueuse, et à droite, une multitude de cœurs roses.
Illustration: Kelsey Dake

Tinder Délice

Success story? Phénomène de société? Sitcom? Ou tout cela à la fois? Comme il y a eu Facebook, il y a désormais Tinder. Une petite start-up californienne fondée par de jeunes nerds ambitieux qui se targue d’avoir changé le jeu de la séduction au niveau mondial, et qui pèserait plusieurs milliards de dollars. Mais qui, comme toute saga, comporte aussi sa part d’ombre: cadavres dans le placard, guerres d’ego, couples qui se brisent. Enquête.
Illustration pour Business classe
Karwai Tang/WireImage

Business classe

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Une main tient une allumette allumée, et la fumée qui s'en échappe forme le visage d'une personne.
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