Enquête

France Europe Express

Il devait représenter un nouvel espoir pour la construction européenne. Mais à Bruxelles et à Strasbourg, il a déçu. Trop arrogant, trop pressé, trop autoritaire, Emmanuel Macron n'a –en tout cas jusqu'ici– pas encore trouvé la bonne stratégie pour peser dans l'UE. À quelques jours des élections européennes, retour sur un gâchis. Un de plus.
  • Par Emmanuelle Andreani
  • 26 min.
  • Enquête
Illustration pour France Europe Express
©FNMF/N. MERGUI

Qu’y a-t-il de plus cruel qu’un espoir déçu? Peut-être ceci: la crainte que ce soit le dernier. Dans une France où l’Europe ne suscite plus guère d’enthousiasme, ils font partie de celles et ceux qui y ont toujours cru –qui y croient encore. Pas comme une incantation creuse, mais comme un projet d’avenir, concret, qui marcherait enfin. L’Union européenne, ce machin technocratique néolibéral qui fait soupirer et qui assomme les opinions publiques, ils en dénoncent les imperfections, l’enlisement, les lourdeurs (qu’ils connaissent souvent dans le détail pour s’y être frottés de l’intérieur), mais ils pensent, malgré tout, qu’on peut les dépasser. Politiques, universitaires, diplomates, fonctionnaires français à Bruxelles, ils se disent “européistes”, un néologisme imaginé en 1915 par l’écrivain Jules Romains devenu, depuis, une insulte dans la bouche de gens comme Jordan Bardella ou Nicolas Dupont-Aignan, qui n’ont cessé, dans cette campagne électorale, de brocarder les “européistes béats”.

Alors évidemment, quand Emmanuel Macron s’est lancé dans la course à la présidence de la République il y a maintenant trois ans, ils se sont tous dit “enfin”. “Enfin un candidat français qui n’a pas honte de l’Europe, qui s’affiche avec le drapeau européen pendant sa campagne, qui va même fêter sa victoire, au Louvre, au son de L’Ode à la joie de Beethoven, l’hymne européen!” résume un ancien haut fonctionnaire européen qui s’est engagé dans sa campagne présidentielle. Comme lui, ils ont été nombreux, dans ces cercles pro-européens, à rejoindre l’équipe de Macron en 2016. Depuis François Mitterrand, aucun chef d’État en France, pourtant le pays des pères fondateurs Jean Monnet et Maurice Schumann, n’avait autant assumé son  européisme.

Où en sont-ils aujourd’hui? Eh bien, résume un diplomate, “disons que c’est compliqué”. En réalité, à les écouter, pas tant que ça. D’une façon ou d’une autre, assumée ou pas, virulente ou nuancée, ils en sont au même point: déçus et inquiets. “Des erreurs ont été commises, commente Alberto Alemanno, professeur de droit de l’Union européenne à HEC Paris, expert auprès de la Commission. Mais on est réticents à les dénoncer parce que ce serait comme tirer sur le pianiste.” Il s’explique: “Macron est quasiment le seul à jouer haut et fort une musique européenne aujourd’hui. Ce dont on a peur, c’est que si on lui tire dessus, il arrête de jouer. Et que la musique, eh bien, elle finisse par s’arrêter.” Shahin Vallée, ancien conseiller économie de Macron à Bercy, aujourd’hui chercheur en économie à Londres, s’autorise, lui, à tirer sur le pianiste. Tout simplement parce que, à l’écouter, il joue faux. Le 17 avril, le jeune économiste a publié une tribune dans le Guardian. “Macron avait une vision ambitieuse et les moyens de la réaliser. Mais aujourd’hui, cette ambition a disparu et beaucoup d’espoirs aussi”, y écrit-il. Dans un café parisien, il hoche la tête, l’air morose: “Ce qui m’inquiète terriblement, c’est que dans deux ans, quand on fera le bilan, que l’on dira qu’au fond il n’a rien obtenu et qu’il a été un cogestionnaire avec Merkel du statu quo de l’UE, le discours pro-européen en France sera devenu définitivement inaudible. Les gens nous diront: ‘Vous aviez le meilleur président pour changer l’Europe, il était aimé des Allemands, de la Commission, il avait une aura, une vision et il n’a rien fait. Pourquoi? Parce que l’Europe ne veut pas, ne peut pas changer!” Il sera alors très, très dur de leur dire: ‘Non mais vous ne pouvez pas dire ça, Macron a fait telle ou telle erreur, etc.’ Et c’est ça qui me terrifie.”

Les combats perdus d’Emmanuel Macron

“Je suis venu vous parler d’Europe.” C’est par ces mots, prononcés avec emphase dans l’amphithéâtre de la Sorbonne le 26 septembre 2017, que Macron avait entamé son discours dévoilant son “initiative européenne”. Tout y était grand, grandiloquent, presque démesuré. Le lieu, le ton solennel, la durée (1h30), le nombre de propositions (une cinquantaine), leur variété, leur audace: création d’une armée européenne, d’un salaire minimum européen, d’un Parlement de la zone euro avec un ministre et un budget propres, de nouvelles taxes garantissant plus de justice sociale sur les transactions financières, sur les profits des géants du numérique (taxe GAFA), sur les émissions de CO2  ; extension du programme Erasmus aux lycéens  ; réforme de la politique agricole commune… “C’était courageux de sa part de dire ainsi aux Français ‘Vous avez besoin de l’Europe’ dans un climat où, en définitive, le sujet n’est pas très fédérateur et à un moment où l’UE était –elle l’est toujours– engluée dans un marais d’euroscepticisme, de nationalisme, de démagogie infâme”, salue un diplomate belge. Et après? Après, rien, ou si peu, déplorent ceux qui y étaient. Le discours a bien suscité l’enthousiasme de dirigeants comme Jean-Claude Juncker, le patron de la Commission, ou chez les autres États membres, en Espagne et en Grèce notamment, mais ça s’est arrêté là. De la même manière, la lettre de Macron “pour une renaissance européenne” adressée en mars dernier aux citoyens des 28 pays membres, dans laquelle il reprenait les idées phares de la Sorbonne et avançait d’autres propositions, a sonné dans le vide. “Ce qui me frappe avec ces initiatives, c’est qu’elles étaient une occasion pour les autres pays de venir avec des idées, eux aussi, d’ouvrir le débat, explique l’ambassadeur Pierre Vimont, ancien directeur du service diplomatique de l’UE. La nouvelle patronne de la CDU allemande, Annegret Kramp-Karrenbauer, a bien lancé deux ou trois contre-propositions, mais c’est tout… C’est dommage qu’aujourd’hui, Macron soit le seul à lancer des idées.” Alors dans son camp, on s’interroge: faut-il simplement y voir le signe d’une mauvaise volonté de la part des autres États membres? D’un manque d’intérêt pour ses propositions? Ou bien une incapacité du président français à mobiliser et à faire partager ses idées?

En deux ans, en tout cas, nombre d’entre elles ont dû être abandonnées. La déconvenue la plus retentissante a sans aucun doute été enregistrée en mars dernier, encore, quand son projet de taxe “GAFA” (les initiales de Google, Amazon, Facebook et Apple) est tombé à l’eau après un an et demi de négociations. Le concept était pourtant séduisant: il avait été pensé comme une réponse aux stratégies d’optimisation fiscale mises au point par ces multinationales qui transfèrent de façon artificielle leurs profits réalisés en Europe dans ceux de ses États membres ayant les taux d’imposition les plus bas, comme le Luxembourg ou l’Irlande. Le sujet est complexe: cela fait des années que l’UE réfléchit à une harmonisation de la fiscalité, qui rendrait ces stratégies d’optimisation moins efficaces (s’il y avait moins d’écart entre les pays ayant des taux d’imposition élevés, comme la France, et l’Irlande ou le Luxembourg, les entreprises auraient en effet moins intérêt à s’installer dans ces derniers pour y transférer leurs profits). “Mais ces discussions traînaient en longueur, explique une conseillère à Bercy qui a participé aux négociations. Il fallait imaginer une autre voie, plus rapide.” Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, a été chargé de trouver une solution au niveau européen. “Le but, c’était aussi de pouvoir se prévaloir d’une ‘victoire française’ à Bruxelles avant les européennes, se souvient un ancien conseiller du président. Et c’est déjà peut-être en cela que le projet était, dès le départ, assez mal engagé…”

La France veut aller vite. Trop? Au début, la stratégie déployée semble la bonne. Dès septembre, Le Maire obtient de son homologue allemand Wolfgang Schaüble qu’il cosigne une lettre demandant à Bruxelles d’étudier le principe d’une “taxe d’égalisation”, qui serait prélevée sur les chiffres d’affaires –plus compliqués à délocaliser que les profits. D’autres pays signent: Italie, Espagne, Grande-Bretagne, puis cinq autres encore, lors d’un sommet à Tallinn, en Estonie, le même mois. Dans la foulée, à la Sorbonne donc, Macron martèle sa volonté d’imposer cette mesure, tandis que Le Maire multiplie les interventions volontaristes sur le sujet. En mars 2018, la Commission présente son texte: elle propose une taxe visant les grosses multinationales, censée prélever 3% de leurs recettes générées par les ventes d’espaces publicitaires et des données des utilisateurs (Google, Facebook) ou par la mise en relation des internautes dans le cadre d’un service (Airbnb, Uber). “Ce jour-là, pour nous, c’était une forme de victoire. Même si l’on savait que le plus dur –convaincre les 27 autres, l’unanimité étant la règle pour ces sujets-là– restait à venir”, se remémore une source à l’Élysée. D’autant qu’en coulisses, les choses se présentent déjà moins bien. La France a-t-elle péché par orgueil? Par empressement? La vérité, c’est que depuis des mois, ses partenaires allemands freinent. Depuis les élections, en fait, et le changement de ministre: Olaf Scholz, issu du Parti social-démocrate (SPD) a remplacé Schaüble. “Et clairement, Scholz n’a jamais été très chaud, résume un haut fonctionnaire européen qui a assisté aux négociations. Quand il en parlait avec Le Maire, Scholz ne disait ni oui ni non, plutôt un truc genre ‘mmmh’. C’était quand même assez facile à déchiffrer. Mais c’est comme si pendant des mois, l’Élysée et Bercy s’était voilé les yeux.” L’Allemagne y viendra, se disent-ils alors, elle ne prendra pas le risque de mettre en péril son amitié avec la France sur ce sujet. Quant à l’Irlande, principale opposante au projet, elle ne fera pas barrage jusqu’au bout, estiment-ils, cela la ferait apparaître trop isolée, surtout dans le contexte du Brexit où le pays a besoin du soutien de l’UE. Le texte de la Commission est discuté pour la première fois fin avril, à Sofia, en Bulgarie. Ce jour-là, les hésitations des uns et des autres éclatent au grand jour, y compris parmi les soutiens de la France: si cette taxe est mise en œuvre, l’Amérique de Donald Tump ne risque-t-elle pas de se venger avec des mesures de rétorsion commerciale? Ne devrait-on pas plutôt réfléchir avec les États-Unis à une réforme mondiale de la fiscalité plutôt qu’à une initiative strictement européenne? Scholz, lui, refuse de prendre la parole pour défendre le texte. Le Maire entre alors dans une colère froide. “Il était furieux, témoigne le même haut fonctionnaire, qui est alors dans la salle. Il a commencé son discours comme ça: ‘Beaucoup de gens pensent que l’UE est défaillante. S’ils avaient vu le spectacle que vous venez de donner, ils seraient fous de rage et ils auraient raison.’ Puis, il a fait la leçon à tout le monde. Et à la fin, il a dit: ‘Si vous voulez aller aux élections européennes l’an prochain avec le message ‘Nous avons beaucoup parlé, beaucoup débattu, mais pris aucune décision’, bonne chance!’Le Maire a-t-il braqué les autres pays en agissant ainsi? “Ce n’était que le début des discussions, il avait encore un peu de latitude pour convaincre. Bon, il n’a pas été d’une subtilité extraordinaire, estime la même source. À sa décharge, je ne suis pas certain que s’il avait été plus subtil, cela aurait forcément marché…” Les mois suivants, le texte sera peu à peu vidé de sa substance pour finalement être rejeté. Fin février dernier, Le Maire était obligé d’admettre qu’il n’obtiendrait pas d’accord, et la France décidait de mettre en place une taxe GAFA nationale, d’une portée bien moindre.

“T’es tout seul, connard”

Au téléphone, Olivier Costa soupire. “Vous avez vu le film de Jean Yanne, Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ?” demande ce politologue, directeur de recherche au CNRS, qui a longuement étudié les relations entre la France et l’UE. “Il y a une scène où Coluche est porté par une foule de commerçants, il a été désigné pour aller exprimer leurs revendications aux Romains. Il leur fait sa longue déclaration et, au bout d’un moment, on s’aperçoit que la foule l’a lâché, et le Romain lui lance: ‘T’es tout seul, connard.’ La France à Bruxelles, c’est souvent un peu ça. On part bille en tête sur une grande idée que l’on trouve formidable, et puis quand on se retourne, il n’y a plus personne derrière.” Peut-être parce qu’on ne s’est même pas soucié, avant, de savoir si nos idées pouvaient intéresser les autres? L’ambassadeur de Suède en France, Veronika Wand-Danielsson, était à la Sorbonne en septembre 2017 quand Macron y a prononcé sa tirade. Selon elle, il y a eu un avant et un après la Sorbonne. “L’élection de ce président jeune, réformiste, ouvertement pro-européen avait suscité un grand espoir. Un an et demi après, la situation est devenue plus difficile. Dans les réformes qu’il a proposées, il y en a certaines que nous partageons –la nécessité notamment d’investir dans l’innovation, dans une croissance verte, l’intelligence artificielle. Et d’autres, fondées sur l’idée qu’il faut se protéger de dangers perçus, comme la globalisation, les GAFA et les menaces sécuritaires… Tout cela existe, bien sûr, mais en Suède, nous voyons plutôt une Europe ouverte au monde, qui aborde ses transformations comme de nouvelles opportunités.” Et à l’écouter, la France a du mal à comprendre cela. Un autre diplomate étranger s’amuse du fait que le président français “se prenne un peu pour le président de l’Europe”. “Il y a quelques mois, un conseiller de Macron m’a dit: ‘Le président aimerait que sa proposition soit mise en œuvre dans un délai de six mois.’ Je lui ai répondu: ‘Mais vous imaginez un Tchèque ou un Grec qui vous dirait: ‘Mon président veut ceci ou cela, et que ce soit mis en œuvre dans tel ou tel délai’? Vous trouveriez ça un peu présomptueux, non? Pierre Vimont: “Les Français ont toujours été comme ça. À chaque élection, la nouvelle majorité dit: ‘Non, non, mais cette fois on va faire attention.’ Et puis en réalité, on ne change jamais.” C’est Nicolas Sarkozy qui martèle que la “France est de retour en Europe” le soir de son élection, le 7 mai 2007, avant d’essayer d’imposer à tout le monde son projet d’Union pour la Méditerranée, sans même se soucier du fait que cela n’intéresse pas la moitié des États membres, non-méditerranéens, et qu’ils puissent trouver cela vexant. Sans surprise, le projet a été enterré. “N’est-elle pas un peu rudimentaire, la méthode qui consiste à avancer de grandes idées, sans souci de nos partenaires, en causant des blessures qu’il faut ensuite soigner?” s’interrogeait à l’époque Sylvie Goulard, ancienne députée européenne et éphémère ministre des Armées de Macron, dans son livre Il faut cultiver notre jardin européen. En 1989, Mitterrand n’avait-il pas déjà vexé tous les pays d’Europe de l’Est, qui étaient en train de se libérer du communisme et rêvaient déjà d’être intégrés à la Communauté européenne, avec son projet de “grande confédération”, sorte de sas d’entrée? Le projet avait été, lui aussi, un échec. “Il avait compris qu’un élargissement à l’Est était inévitable, mais que cela déstabiliserait forcément l’Europe, se souvient Pierre Vimont, alors jeune conseiller à Bruxelles. Il pensait qu’il valait donc mieux avancer par étapes. Mais il a lancé ce projet sans concertation, et les pays concernés l’ont mal pris.”

“Il y a quelques mois, un conseiller de Macron m’a dit: ‘Le président aimerait que sa proposition soit mise en œuvre dans un délai de six mois’. Vous imaginez un Tchèque ou un Grec dire cela?”

Un diplomate étranger

Au début de son mandat, Macron a, lui, multiplié les voyages en Europe, notamment centrale et orientale. “Il a visité 19 pays durant ses 20 premiers mois de mandat, souligne-t-on à l’Élysée. C’est là où, avec lui, il y a vraiment eu une rupture dans la méthode.” En Europe de l’Est, le but était notamment d’arracher aux chefs d’État un accord pour un durcissement de la directive sur les travailleurs détachés -–les fameux ‘plombiers polonais’. Macron a bien obtenu des avancées, comme l’obligation pour les employeurs de payer l’hébergement et les frais de transport des travailleurs ou la réduction détachement autorisée de 24 à 12 mois. “Mais de là à parler de victoire, comme l’a fait la France…” soupire Jean-Christophe Paris, assistant parlementaire du socialiste Guillaume Balas, qui a beaucoup travaillé sur le texte. “C’était oublier que pour obtenir cet accord, on a dû accepter que les chauffeurs routiers soient exclus du champ d’application de la directive, alors qu’il s’agit de la première profession concernée! Quant à la durée de détachement, elle n’est déjà, en moyenne, que de quelques semaines, donc les ‘avancées’ obtenues en la matière sont toutes relatives… Le problème, quand vous présentez cela comme une grande victoire, c’est que dans les faits, sur le terrain, les gens se rendent compte que ça n’a rien changé, que ça reste moins cher de faire bosser des gens de l’Est, sur les chantiers par exemple. Donc c’est forcément déceptif”, poursuit-il, avant de déplorer que le ton employé dans ces négociations n’ait pas été le bon. “À un moment, il a voulu se la jouer à la Merkel. Il a accusé les pays de l’Est de ‘dumping social’, il a menacé de leur couper des fonds s’ils n’obtempéraient pas. C’est oublier que les entreprises françaises qui embauchent ces travailleurs à bas prix sont tout aussi responsables du ‘dumping social’. C’est stigmatisant pour ces pays, et ça les braque sur d’autres sujets où on aurait bien besoin de leur soutien…”

Un couple franco-allemand en crise

Ceux qui connaissent l’UE de l’intérieur l’admettent: faire avancer les choses dans une Europe à 28 ou 27 (une fois que le Brexit sera effectif) exige de la patience, de la persévérance, de l’abnégation. Le système européen n’est pas vraiment conçu pour y décrocher des “victoires”. “Je n’ai jamais compris cette logique française qui veut que l’on revienne de Bruxelles en ramenant la tête et la queue de je ne sais qui sur je ne sais quel sujet, s’amuse un ancien député européen. La question qu’il faut se poser, c’est plutôt: comment on peut avoir de l’influence dans un jeu complexe? Si vous voulez faire aboutir un truc aussi ambitieux qu’une taxe GAFA, il faut aller voir les pays les uns après les autres, et pas seulement les chefs d’État, mais les syndicats, les partis politiques, les ONG qui peuvent faire bouger les opinions publiques… Et puis, il faut se taper des heures de discussions avec un Letton, un Finlandais… ça, les Français, malheureusement, ça n’a jamais trop été leur truc.” Pendant longtemps, il leur a suffi de compter sur l’Allemagne. Pour certains, la difficulté actuelle de Macron à relancer l’Europe ne tiendrait qu’à cela: l’essoufflement du sacro-saint moteur franco-allemand. Le jeune président serait tombé à un mauvais moment, seul face à une Angela Merkel en fin de carrière, prise dans des difficultés intérieures, peu réceptive à ses grands projets européens. Or, estime Pascal Lamy, ancien commissaire européen pour le commerce, “rien de grand ne s’est jamais fait en Europe sans le moteur franco-allemand. Il n’y a rien à faire, on est géopolitiquement inséparables, et la raison principale, c’est que comme on n’est a priori pas d’accord sur beaucoup de choses, à partir du moment où l’on arrive à trouver un compromis –et Dieu sait que c’est compliqué– ce compromis est susceptible de mettre tous les autres d’accord”. Et pourtant, force est de constater que ça ne marche plus.  Après la taxe GAFA: les projets pour la zone euro. Macron rêvait d’un vrai budget pour les pays membres de la monnaie unique, avec un ministère et un contrôle du Parlement qui permettraient notamment de venir en aide aux États en difficulté en cas, par exemple, de nouvelle crise grecque. Merkel a fini par lui accorder un oui de principe sur la seule idée de budget, qui a été acté dans la déclaration de Meseberg, en décembre dernier. Mais l’idée a finalement elle aussi été en grande partie rejetée, cette fois principalement par les Pays-Bas et l’Europe du Nord, fin décembre: le “budget” est devenu une simple “ligne budgétaire” au montant non déterminé, réservée aux pays membres de la zone euro, dans le budget global. “Évidemment, il faut faire attention, poursuit Lamy. Si les Français débarquent à Bruxelles en disant ‘Regardez, on s’est mis d’accord avec les Allemands, vous n’avez qu’à signer là’, ce n’est pas forcément la bonne stratégie. Il y a moyen de faire la même chose plus discrètement…”

La France à Bruxelles, c’est souvent comme ça: on part bille en tête sur une grande idée, et puis quand on se retourne, il n’y a plus personne derrière

Olivier Costa, politologue

Le risque, estime Shahin Vallée, est aussi d’oublier le reste de l’Europe: “La France a dépensé énormément de son capital politique dans la déclaration franco-allemande de Meseberg. C’était une réelle avancée, certes, mais quand les Néerlandais l’ont tuée en vol quelques jours plus tard, il n’y a pas eu un Espagnol, un Belge, un Italien, pour la défendre. Pourquoi? Parce qu’on n’est même pas allés les voir pour obtenir leur soutien! C’est un échec diplomatique majeur.” Sur le fond, le diplomate Pierre Vimont, lui, regrette que les Français s’attachent toujours à “des idées spectaculaires qui sont pourtant, par définition, plus compliquées à faire accepter. Sur la zone euro, il y a un tas de dossiers plus techniques, concernant l’union bancaire ou celle des capitaux, sur lesquels il aurait été plus utile d’avancer…” Forcément, c’est moins vendeur. Une tendance qui a marqué toutes les périodes où la France a exercé la présidence tournante de l’UE, décrit-il: “C’était très frappant. Une présidence, c’est six mois, donc cela passe très vite. Mais à chaque fois, cela se passait de la même façon: l’Élysée demandait à tous les ministères, en prévision de la présidence, quels projets ils voulaient faire avancer et on prenait tout ça, on faisait un grand programme très ambitieux, on le passait au secrétariat du Conseil européen et tout le monde s’arrachait les cheveux. On oubliait au passage qu’il y avait déjà des dossiers en cours… Au Conseil, ils se disaient: ‘Ah, voilà encore les Français qui arrivent…’ Tout cela contribue à nous faire passer pour arrogants.” Il marque une pause, puis: “On peut le déplorer, et en même temps, je me dis que cette arrogance-là est consubstantielle à la créativité française. Il faut peut-être faire avec.” Pascal Lamy: “Il ne faut pas oublier que la France est incontournable dans l’UE. Regardez les décisions prises au Conseil: il est très rare que notre pays soit mis en minorité. Si vous regardez 50 ans de construction européenne, la France a été déterminante.”

Aucun Français parmi les députés européens influents

De l’avis de tous, elle aurait pu l’être encore plus si elle n’avait pas négligé la seule institution que, paradoxalement, elle abrite, à Strasbourg: le Parlement. L’assemblée européenne n’a jamais vraiment intéressé les dirigeants hexagonaux, qui l’ont trop souvent vue comme un placard où recaser des politiques en fin de course. Un lieu d’influence pourtant stratégique: les élus y côtoient toutes les nationalités au sein des groupes politiques et des commissions. “En jouant la carte du Parlement, on peut influer les opinions des autres pays, se faire des alliés, peser sur les décisions du Conseil, témoigne Jean-Christophe Paris, assistant parlementaire. C’est ce qu’ont très bien compris les Allemands.” Eux appliquent en effet une méthode rigoureuse: chacun de leurs élus fait trois mandats. Le premier pour apprendre, le deuxième pour exercer des responsabilités (président de commission, de groupe, etc.) et le troisième pour transmettre. À l’image de Martin Schulz, devenu président du Parlement après sept ans passés à la tête du groupe socialiste. La France, en revanche, ne compte aucun Français dans le classement des quinze députés les plus influents, selon le think tank VoteWatch Europe. “Les Français se servent des élections européennes comme test de popularité, regrette le politologue Olivier Costa. Regardez les listes aujourd’hui: Macron, comme Mélenchon ou d’autres encore ont placé à leur tête des personnalités qui ne risquent pas de leur faire de l’ombre. Ce manque d’investissement au Parlement est très mal perçu dans les autres pays.”

“Je n’ai jamais compris cette logique française qui veut qu’on ramène de Bruxelles la tête de je ne sais qui. La question qu’il faut se poser c’est plutôt: comment on peut avoir de l’influence dans un jeu complexe?” 

Un ancien député européen

À la Sorbonne, Emmanuel Macron avait pourtant promis, là encore, la rupture: “Ce Parlement, la France l’a souvent vu comme la seconde division de la politique nationale (…) C’est une faute grave.” Or, à quelques exceptions près (notamment l’écologiste Pascal Canfin ou Dominique Riquet, qui a déjà effectué deux mandats à Strasbourg), sa liste Renaissance ne compte quasiment pas de députés sortants, connaissant le fonctionnement, complexe, de l’institution. En ce qui concerne Nathalie Loiseau, outre son manque d’expérience politique, beaucoup s’inquiètent de son manque d’expérience européenne. “Bien sûr, elle a été ministre des Affaires européennes, poursuit l’assistant parlementaire. Mais ça ne veut pas dire grand-chose: la France a eu dix ministres à ce poste en dix ans… Au passage, c’est dire à quel point notre pays attache de l’importance aux questions européennes!” Encore une fois, Shahin Vallée hoche la tête: “Je rêvais d’un élan avec les européennes, j’imaginais Macron à la tête d’une coalition paneuropéenne et transpartisane, capable de constituer un groupe fort, de forger une coalition large avec les socialistes et les Verts européens, de dicter l’agenda et de placer des gens qui comptent à des postes clés, à la présidence de la Commission, par exemple.” Macron souhaiterait que le poste revienne à Michel Barnier  ; l’Allemagne, dont l’accord est essentiel, portant plutôt son candidat, Manfred Weber. Le président français avait aussi promis de constituer des alliances politiques transnationales avec des partis à son image, comme Ciudadanos en Espagne ou le Parti démocrate italien. Sans grand succès, jusqu’ici. “Au lieu de constituer des plateformes politiques solides, on s’est épuisés, comme d’habitude, à rapporter des trophées à paternité française. On s’épuise dans une campagne nationale à savoir si LREM sera devant ou derrière le Rassemblement national et on oublie que c’est secondaire. En marche! risque de se retrouver avec 20 députés européens, inexpérimentés et isolés –en gros, pas de quoi renverser la table. Et ce n’est pas du tout ce que l’on avait imaginé.” 

Society #106

Deux personnes sont debout devant un mur clair. L'une porte une chemise rose et est assise, tandis que l'autre, debout, porte un blazer à motifs avec un col roulé blanc. Elles ont toutes les deux les bras croisés ou posés.
Photos : Daro Sulakauri pour Society

Les Fugitives

En Arabie saoudite, les femmes restent “sous tutelle” d'un homme toute leur vie. Traumatisées par ce système, un nombre grandissant de jeunes filles fuient le pays, dans l'espoir d'une vie meilleure. Maha et Wafa Al-Subaie sont les dernières fugueuses en date.Cachées en Géorgie, où elles tentaient d’échapper aux représailles en attendant de trouver une terre d’accueil, les deux sœurs ont reçu Society pour faire le récit exclusif de leur fuite aux allures d’épopée.

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