Enquête

“On est d’ici, nous”

Au petit matin du 19 mars 2022, un ancien joueur professionnel de rugby d'origine argentine, Federico Aramburu, était tué en plein Paris, boulevard Saint-Germain. Deux ans plus tard, Society reconstitue le déroulé du drame et la trajectoire de la victime, ainsi que celle de son meurtrier présumé, Loïk Le Priol, militant du GUD et prototype d'une ultradroite qui passe à l'acte.
Deux hommes se tiennent devant un bâtiment la nuit, éclairés par une lumière provenant d'une porte. L'un se penche en avant, l'autre touche sa tête. Une ombre armée se projette sur le mur depuis un angle éloigné.
Illustrations: Hippolyte Jacquet

La Jeep est garée tellement près de la terrasse qu’elle semble vouloir prendre un verre. Ce 4×4 militaire stationne le long de la brasserie parisienne Le Mabillon, sur le boulevard Saint-Germain, à 4h48, comme le montrent les enregistrements des caméras de surveillance. À son bord, deux hommes, Loïk Le Priol et Romain Bouvier, 28 et 31 ans. À 5h01, ils sont rejoints par L. R., la petite amie de Loïk Le Priol, venue au volant d’une Fiat 500 bleue, qu’elle a elle aussi garée sur le boulevard. À cette heure, le trafic tourne au ralenti. Pour cette journée du 19 mars 2022 qui ne fait que débuter, Météo-France prévoit “un soleil magnifique sur la capitale” et anticipe des valeurs entre 6 et 14°C l’après-midi. Pour l’heure, le soleil ne s’est pas encore levé et la fraîcheur nocturne fait sortir un petit nuage de fumée de la bouche des trois jeunes gens. Désormais descendus de leurs véhicules respectifs, ils ont collé deux tables rondes près des chaises du bistro Mabillon avant de commander des cocktails et une bouteille de Sanpellegrino.

Les bulles s’évaporent, comme l’énergie des trois amis. La soirée décline. Elle a commencé de longues heures plus tôt pour Le Priol et Bouvier, qui ont dîné ensemble dans un restaurant du XVIearrondissement avec un ami policier. Sur la terrasse, Bouvier est le plus volubile, animant la conversation d’amples mouvements de bras. Le crâne dégarni, on le surnomme “Le Chauve” ou “Le Chaman”. D’une énergie mal contenue, il sourit, trépigne, frotte le bras de L. R., touille sa paille comme s’il tentait de briser le verre, tout en jetant des coups d’œil vifs autour de lui et parlant sans discontinuer. Quand Le Priol va aux toilettes, Bouvier poursuit son monologue face à une L.R. immobile, figée, comme sur pause. Quelques minutes plus tard, Le Priol revient, balaie la terrasse du regard, se rassoit et s’allume une cigarette, puis une autre. Dans le cendrier, ses mégots s’entassent, d’autres voltigent d’une pichenette sur l’asphalte.

À 5h21, deux nouveaux clients arrivent au Mabillon: Shaun Hegarty et Federico Aramburu. La terrasse est un échiquier aléatoire, avec un plan de table dressé par le hasard qui choisit de les placer à côté du trio Le Priol, Bouvier, L.R.. Les deux groupes sympathisent. Hegarty s’allume une Marlboro Light, en offre une à L.R. et engage la conversation. “À ce moment-là, on est en mode festif sympa, il y a une bonne ambiance autour de la terrasse qui est dans le même état d’esprit, tout le monde est plutôt content”, remet aujourd’hui Shaun Hegarty. Lui et Federico Aramburu commandent chacun une pinte et un burger. Le premier, châtain bouclé aux yeux rieurs, a envie de parler. Il engage une autre conversation avec la table de derrière, tellement chaleureux qu’il en oublie la fraîcheur nocturne. Chemise entrouverte, le torse à la merci des passants, Hegarty rigole, fait même un shake poing contre poing avec Bouvier. Chacun à leur table, Le Priol et Aramburu restent en retrait, moins bavards, on les dirait méfiants, ou fatigués. L. R. est assise sur une chaise collée à Loïk Le Priol, comme si elle faisait tampon, ou trait d’union. C’est par elle que les deux tables communiquent. Hegarty et Aramburu sont assis dos contre la vitre, le regard orienté vers le boulevard. Autour, la désinhibition s’accroît. Assise à une autre table, une quadragénaire brune engage la conversation avant de se faufiler entre les chaises pour se joindre à eux avec le naturel d’une vieille amie extravertie par la nuit. L’alcool fluidifie les échanges, les trois tables n’en font plus qu’une.

Society #224

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