
Quand Giorgio Moroder accueille, c’est avec un fist bump de jeune homme. Dans son vaste appartement situé entre le strass de Beverly Hills et les malls rutilants de Westwood Village, l’homme de 75 ans a visiblement envie de s’amuser. “Bon, en vérité, je vous aurais bien serré la main normalement, mais je suis tombé il y a quelques semaines et j’y ai laissé ma main droite.” Sa femme Francisca se tient juste derrière lui. “C’est le médecin qui lui a dit de garder le poing serré, c’est important, donc faites attention”, souffle la plantureuse latino-américaine d’une cinquantaine d’années. La casa Moroder est à peine en ordre. L’entrée donne sur un buffet au-dessus duquel trônent deux des trois Oscars glanés par le producteur durant les années 70 et 80. Le salon décoré façon art déco est dominé par un imposant piano noir. Une peinture warholienne, représentant feue Donna Summer, recouvre le mur adjacent. Mais dans cet endroit qui servait autrefois de garçonnière à l’inventeur de la dance-music, c’est surtout la vue qui interpelle: Rancho Park et Culver City s’étalent indéfiniment derrière la baie vitrée. Moroder mène toujours la grande vie.
Il possède d’autres appartements à Los Angeles, une maison au Mexique, une autre dans le Nord de l’Italie, où il a fait ses premiers pas. Au cours des 25 dernières années, il a principalement joué au golf et sillonné les cinq étoiles de la planète. “J’ai bien investi l’argent gagné durant ma carrière. À un moment, je me suis aperçu que grâce à ce matelas, je n’avais plus vraiment besoin de travailler.” Un matelas du genre épais: Giorgio Moroder est responsable d’une bonne partie des 140 millions d’albums écoulés par Donna Summer, du méga-hit Call Me de Blondie et des bandes originales de Midnight Express, Top Gun, Flashdance ou encore Scarface. “Si je n’avais pas eu tout cet argent, j’aurais certainement pris la décision de revenir plus tôt.” Remis sur les rails de la hype par les Daft Punk, vénéré par toute une génération de jeunes musiciens électro, la légende Moroder s’apprête à sortir un nouvel album. Le premier depuis une collaboration avec Phil Oakey, de Human League, en 1985.
“J’ai eu une très belle vie, médite-t-il. Ma philosophie, jusqu’à ce fameux coup de fil des Daft Punk, c’était: ‘Tu as eu des numéros un à la pelle, qu’est-ce que ça peut bien te faire d’en avoir un de plus?’” En vrai, ce retour-là semble, pour une fois, n’être motivé ni par la gloire ni par l’argent. Moroder a même beaucoup hésité avant de replonger. “Je ne connaissais pas personnellement les Daft, même si je connaissais leur musique. Leur manager m’a demandé si j’accepterais de les voir, ici à Los Angeles. Je n’ai pas accepté tout de suite: je n’avais pas vraiment envie de me remettre au travail.” C’est sous la pression de son fils Alessandro, grand fan des Versaillais, que l’homme à la moustache finira par céder. Quelques mois plus tard, le rendez-vous se concrétise enfin. Sur place, le producteur s’attend à s’installer derrière le piano. Il n’en sera rien. “J’ai fait exactement ce que je suis en train de faire à l’instant: répondre aux questions de deux jeunes Français, se marre-t-il. Ils m’ont demandé de raconter mon histoire. En tout, la discussion a duré environ deux heures.” Ce jour-là, l’Italien fait face à trois micros. Il s’étonne, l’ingénieur du son, Peter Franco, lui explique: “Celui-là, à gauche, il vient des années 1960. Celui du milieu, des années 1970. Et celui à votre droite a été construit récemment.” L’idée de Thomas Bangalter: enregistrer chaque époque du récit de Moroder avec un micro d’origine. Moroder, pas du genre à s’embarrasser de tels détails à son apogée, est d’abord circonspect. “Mais qui verra la différence?” Peter Franco acquiesce et rétorque: “Personne. Mais Thomas, lui, entendra la différence.” Le résultat final, Giorgio By Moroder, figure à la troisième place du tracklist de l’album Random Access Memories des Daft Punk. Avec, pour seule piste de voix, le timbre monocorde de Moroder et son inimitable accent, plus germanique qu’italien. Des deux heures de discussion, les robots n’auront finalement inclus que les premières minutes, soit le récit du début de la carrière du nabab. Une histoire qui s’achève, une fois n’est pas coutume, par son commencement: “My name is Giovanni Giorgio but everybody calls me Giorgio.”
Giovanni Giorgio Moroder, de son vrai nom Hansjörg Moroder, est né le 26 avril 1940 à Ortisei, un petit village touristique des Dolomites, dans le Nord-Est de l’Italie, non loin de la frontière autrichienne. Ses parents tiennent une auberge, très fréquentée par les skieurs (l’hiver) et les randonneurs (l’été). Mais le reste du temps, c’est l’ennui. “Tout était vide, il n’y avait rien à faire, se souvient le benjamin d’une fratrie de quatre. Surtout pour mon père. C’était un homme intelligent, il parlait cinq langues, c’était frustrant pour lui d’être enfermé dans ce village.” À l’époque, Moroder vit de football et de guitare, un instrument qu’il découvre à 15 ans, alors que le rock’n’roll pousse ses premières gueulantes. Après avoir brièvement suivi des études de géomètre, Moroder intègre un groupe de musiciens qui a fait son trou dans le circuit des resorts touristiques. Tour à tour guitariste et bassiste, il sillonne l’Europe, dès l’aube des années 60. Son groupe se fait alors remarquer par celui que l’on appellera bientôt “l’idole des jeunes” de l’autre côté des Alpes. “Johnny Hallyday venait de sortir Souvenirs, souvenirs. On l’a rencontré en Suisse, à Montreux, où il passait ses vacances, remet Moroder. On lui a proposé de devenir son backing band.” Pendant près d’un mois, Giorgio et ses potes jouent pour un Johnny Hallyday en pleine explosion, à Marseille ou Monte-Carlo. Puis ça sera France Gall, Mireille Matthieu et d’autres artistes de variété. Jusqu’à se poser à Berlin. “J’avais aussi envisagé Paris et Londres mais ma tante vivait à Berlin. Très vite, on m’a offert un job d’ingénieur du son dans un studio.” Il tiendra un mois.
“J’ai eu une très belle vie. Ma philosophie, c’était: ‘Tu as eu des numéros un à la pelle, qu’est-ce que ça peut bien te faire d’en avoir un de plus?’”
L’étape suivante pour Moroder? Composer des morceaux originaux, qu’il entreprend de vendre à des chanteurs locaux. Comme Ricky Shayne, un émigré égyptien célèbre en Italie et en quête d’un peu de succès outre-Rhin. Le premier hit de Shayne, Ich sprenge alle Ketten (“Je casse toutes les chaînes”, en VF) lui est servi en 1967 sur un plateau par Moroder et s’écoule à près de 100 000 exemplaires. “Il a tout écrit et enregistré lui-même, dans son petit studio, se remémore Shayne, de son vrai nom George Tabett. Ils ont amené un parolier allemand pour écrire les textes, puis pour m’expliquer ce que signifiaient les paroles, vu que je ne parlais pas allemand à l’époque. Depuis, je n’ai jamais travaillé avec un autre musicien capable d’écrire une chanson en entier comme Giorgio.” Moroder débite de la chansonnette au kilomètre, mais déteste Berlin, cette ville séparée en deux par un mur de 155 kilomètres de long. “Pour arriver à Berlin, il fallait avoir un visa, passer par le Checkpoint Charlie. Du coup, je ne revenais à Ortisei qu’une ou deux fois par an. La vie était dure, je me sentais enfermé, comme dans une prison.” Moroder plie bagage, direction Munich, alors bastion de l’industrie musicale ouest-allemande, où il signe un deal avec le label BMG. “Une ville vibrante, très rock’n’roll, remplie de gens habillés en manteau de fourrure”, décrit le batteur anglais Keith Forsey, installé en Bavière depuis le début des années 70 et batteur attitré de Giorgio depuis son premier succès, Son of My Father. Peu de temps après son arrivée, Moroder fait une découverte inattendue qui changera sa vie. “J’écoutais beaucoup un album de Walter Carlos, Switched-On Bach, qui était l’un des premiers à utiliser des synthétiseurs”, précise-t-il. À l’époque, seul le constructeur Moog commercialise ces instruments coûteux, imposants et techniquement compliqués à utiliser. Si bien que, selon Moroder, il n’en existait alors que trois dans le monde. Coup de chance, l’un d’entre eux appartient à un compositeur de musique classique munichois. “Du coup, je me suis mis à chercher le nom du mec, et j’ai fini par le trouver.” La découverte de l’instrument fera figure d’épiphanie pour le jeune homme. “J’étais comme un fou, c’était totalement nouveau. L’assistant du compositeur en question était très doué pour trouver les sons, s’enthousiasme l’homme à la toison désormais argentée. Je lui demandais un son, il me le trouvait. On faisait sans cesse des découvertes.”
Pendant trois ou quatre ans, Moroder apporte sa touche synthétique aux compositions qu’il vend aux chanteurs populaires allemands. Il a trouvé un filon en or. “J’en écrivais jusqu’à trois par jour.” De ces premières expérimentations naîtront aussi Einzelgänger, un album complètement barré sorti en 1975. “J’avais besoin de faire quelque chose de novateur, de pas commercial du tout. La réaction du public, forcément, n’a rien eu de positif.” Le véritable tournant de la carrière de Giorgio Moroder interviendra la même année, à l’occasion d’une rencontre fortuite. “Je travaillais sur une démo, et j’avais besoin de deux chanteuses pour faire les chœurs. J’ai fait venir trois filles. Parmi elle, il y avait cette Noire à la voix fantastique.” Cette Américaine, une certaine LaDonna Gaines, évolue dans une comédie musicale en résidence à Munich et vient d’épouser un dentiste allemand. Rapidement, elle prend le nom de scène Donna Summer et s’associe à Moroder pour donner naissance à un hit hors norme, autant par son succès que par sa durée: Love To Love You Baby. “C’est là que tout a décollé, se délecte le producteur. Un jour, j’ai dit à Donna: ‘Je veux faire une chanson très sexy, si tu as un bon titre, n’hésite pas.’ Elle est revenue me voir quelques jours plus tard avec la base mélodique du refrain et ce Love To Love You Baby.” Le duo met en boîte une première version démo. “Avec ces gémissements, je me disais que personne ne voudrait écouter un truc pareil. La démo était moins sexuelle que la version finale mais c’était déjà trop pour l’époque.” Pourtant, plusieurs labels sont prêts à acheter les droits de la chanson. Dont Casablanca Records, qui décroche la timbale et intime à Summer et son pygmalion d’enregistrer une version plus longue. Dix-sept minutes de sexe discographique et un million de singles vendus plus tard, Donna Summer fraye son chemin vers le podium des charts du monde entier et Giorgio Moroder acquiert un statut d’icône mi-macho, mi-futuriste. La formule Love To Love You Baby est complètement novatrice à l’époque: un groove gras et tendu comme un arc, un rythme four on the floor hautement dansable, des froufrous au synthétiseur et les miaulements lubriques d’une Donna Summer qui simule pas moins de 22 orgasmes tout le long de la chanson. “En boîte, ça mettait les gens en transe. Certaines radios se sont mises elles aussi à la jouer. D’autres trouvaient ça trop sexuel, comme la BBC, mais je les remercie: ça nous a fait énormément de publicité.” Le révérend Jesse Jackson s’attaque aussi au morceau, en tentant de le faire boycotter aux États-Unis. “Les gémissements de Donna étaient simulés, il ne s’est rien passé de sexuel en studio. Je n’ai rien à voir là-dedans!” jure Giorgio Moroder. Qui poursuit en expliquant sans complexe sa science du hit formaté: “Avec le disco, c’était facile, j’avais un batteur de confiance et je savais où j’allais. Je dois bien admettre qu’il n’y avait pas de grandes différences entre mes morceaux à l’époque. Le carcan disco était assez codifié.” Le filon “Moroder” est si bien exploité qu’en Italie, le producteur réussit à placer, rien qu’en cette année 1975, trois albums dans le top 4 des meilleures ventes, avec Summer, son propre album solo et celui de la chanteuse Roberta Kelly. “Donna, c’était la voix. Giorgio, c’était la vision”, résume Keith Forsey.
Sur les pas de sa muse Donna Summer, Moroder choisit de s’installer à Los Angeles. D’abord pour des visites de quelques semaines dès 1976. Puis, plus durablement en 1979 à l’occasion de son boulot sur la bande originale de Midnight Express, qui lui offrira son premier Oscar. “Le film était produit par Casablanca Filming, une filiale du label de Giorgio, resitue Alan Parker, le réalisateur anglais du film. J’avais choisi des chansons du groupe Tangerine Dream mais Neil Bogart, le patron de Casablanca, m’a demandé d’essayer Giorgio.” Parker accepte de le rencontrer. “Alan adorait I Feel Love, qui était sortie quelques mois avant notre rendez-vous, se souvient Moroder. Il m’a dit: ‘Fais ce que tu veux pour le reste du film mais je veux un morceau un peu dans ce style.’ J’ai donc composé le titre Chase, et pour le reste, j’ai expérimenté, bidouillé un peu n’importe quoi. Ça m’a pris à peine trois semaines.” Alan Parker parle, lui, d’un producteur “obsessionnel, extrêmement concentré sur les détails” et d’un professionnel “qui avait envie de plaire, vu que c’était le premier film sur lequel il bossait”. Son Oscar en poche, Moroder quitte Munich, son studio et sa petite amie pour s’installer définitivement dans la Cité des Anges, n’oubliant pas son batteur fétiche, Keith Forsey, dans ses bagages. Le son du disco et ses productions pour Donna Summer rythment la vie des clubs du monde entier.