
L’ histoire est celle de deux hommes face à face, l’un qui tient un revolver, l’autre un micro. Fin d’une soirée de mai 2007 au Jullives, un bar perdu de San Mateo, dans la grande banlieue de Manille. L’homme au micro, Romy Baligula, est sur place depuis quelques heures, venu préparer le week-end qui arrive avec la recette de toujours: de l’alcool, des femmes et une machine à karaoké. A déjà coulé beaucoup de San Miguel, la bière nationale, et sans doute de l’alcool plus fort aussi. Baligula est saoul. Peu avant la fermeture, ce Philippin de 29 ans se porte volontaire pour chanter My Way de Frank Sinatra, l’un des titres les plus populaires dans les karaokés de tout le pays. Il chante faux, et il chante fort. À l’intérieur du Jullives, le numéro dérange un spectateur plus que les autres: Robilito Ortega. C’est l’homme au revolver. Chargé de la sécurité du lieu, âgé de 43 ans, Ortega a passé une partie de la soirée à boire avec Baligula et ses amis, suffisamment pour les appeler par leur prénom, mais pas assez pour pardonner une fausse note. Il demande une première fois à l’artiste de quitter la scène. Refus. “I’ve lived a life that’s full / I’ve traveled each and ev’ry highway…”, poursuit Baligula. Il n’y a pas de seconde sommation: Robilito Ortega dégaine le 38 millimètres qu’il porte à la ceinture et tire en pleine poitrine. Baligula tombe raide mort, micro à la main, le corps ensanglanté éclairé par les reflets d’une télévision où les paroles continuent de défiler. “And more, much more than this, I did it my way…”
“Ils s’étranglent avec le microphone”
Le meurtre de Romy Baligula par Robilito Ortega n’est pas un cas isolé. Au cours de la dernière décennie aux Philippines, on estime qu’une dizaine de chanteurs amateurs se sont ainsi fait refroidir en pleine reprise du My Way de Sinatra. C’est ce que la police nationale philippine catégorise comme les “My Way killings”. Dans son bureau qui jouxte la mairie et fait face à l’église de San Mateo, l’agent Wilmer reçoit en consultant ses dossiers. Tout paraît suer autour de lui: les murs, les chaises en plastique blanc devenu jaune, la statue de la vierge posée là, le sol, les détenus… “Les crimes dans les karaokés, il y en a tellement que je ne peux même pas les compter sur les doigts de la main, dit-il, visiblement fatigué. Un exemple d’un meurtre sur lequel j’ai travaillé: la victime était un homme que sa maîtresse devait rejoindre mais le mari de celle-ci était dans le bar. Il avait le téléphone de sa femme, il a appelé, et c’est le portable du chanteur qui a sonné. Le mari a foncé sur scène et a poignardé le mec. Il était en train de chanter My Way.” Les habitants de San Mateo résument le phénomène ainsi: ici, plus qu’avec Sinatra, on ne déconne pas avec le karaoké. “C’est très important, ça fait partie de la vie de tous les Philippins, introduit Joyce, une des principales loueuses de machines à karaoké du coin. Dans certains endroits, il est interdit de chanter après minuit, mais pas à San Mateo. Ici, on chante jour et nuit.”
“Les crimes dans les karaokés, je ne peux même pas les compter sur les doigts de la main”
L’agent Wilmer, de la police philippine
Campée sur une chaise en plastique au fond d’une étroite ruelle, Joyce est âgée pour l’état civil, mais son visage et les pas de danse qu’elle esquisse disent autre chose: elle aime encore faire la fête. “Je ne sais pas si je vais chanter ce soir, mais c’est bien possible que je finisse par danser sur cette table.” Son petit-fils, lui, a pris de l’avance. Il est à peine 14h et Conrad commence à remplir la glacière. Smirnoff Ice, Brandy Emperador. “C’est mes fiançailles, sourit-il. Rien de spécial, juste la même chose que d’habitude: danser, boire, chanter.” Une routine dont les yeux vitreux de Conrad laissent penser qu’elle est régulière et qui explique, selon Joyce, les débordements sur le hit de Frank Sinatra, et sur les autres. “L’alcool n’a pas de frontière, soutient la vieille femme. Parfois, on nous rend les machines dans un sale état, ils s’étranglent avec le microphone, cassent les boutons. Et évidemment, comme ils sont tous bourrés, ils ne se rappellent même plus qui a fait quoi. Alors, c’est clair que si tu chantes faux Sinatra et que tous les autres sont dans le même état que toi, il va t’arriver des embrouilles. Ici, à San Mateo, tout le monde sait qu’il vaut mieux ne pas chanter My Way. Moi en tout cas, je ne m’y risquerais pas.”
