
La première chose dont se souvient Kelly Williams, c’est d’un bon début. Grand, brun, les yeux marron, avec de faux airs de Robert Pattinson, le rendez-vous que la jeune femme de 26 ans s’est dégoté ce soir d’hiver 2011 sur le site de rencontres OkCupid a tout de la bonne pioche. Il l’invite à Santa Rita, un restaurant mexicain honnête de Guadalupe Street, à Austin, puis lui propose de glisser vers une petite soirée entre amis. C’est ici que les choses prennent une autre tournure. Les deux tourtereaux déboulent dans une fête d’étudiants déchirés qui jouent au Beer Pong. Pendant que Kelly s’ennuie, le garçon se trouve une flasque d’alcool, y enfourne une petite pilule, profite, puis fatigue. Pas en état de conduire, il finit la nuit chez Kelly, qui lui laisse son lit, avant de le dégager manu militari le lendemain matin. Ce n’est pas grand-chose, rien qu’un rencard décevant comme la vie en offre parfois. Et qui aurait dû être rapidement oublié si le visage du faux Edward Cullen ne s’était pas subitement retrouvé cet hiver dans un box du palais de justice de New York, au centre d’un procès qui vient de tenir en haleine l’Amérique entière et l’a vu, après trois semaines de délibérations, être déclaré coupable de sept chefs d’accusation, parmi lesquels le trafic de stupéfiants et le blanchiment d’argent. Un procès dont il est sorti avec un statut de “baron de la drogue” habituellement réservé aux parrains de la mafia ou aux chefs de cartels. “Je n’avais plus jamais entendu parler de lui, commente Kelly Williams. Et puis un jour, j’ai vu sa tête qui illustrait un article. J’avais eu un rendez-vous avec un narcotrafiquant!”
Ross Ulbricht, le rendez-vous manqué de Kelly Williams, est tombé dans l’après-midi du 1er octobre 2013 à San Francisco. Ce jour-là, le jeune homme, passé du Texas à la Californie depuis un peu plus d’un an, sort de son appartement de Monterey Boulevard à 14h47 pour profiter du wifi public de la Glen Park Library, une bibliothèque située à deux pas de la Southern Freeway. À 15h15, il est au milieu de la section science-fiction, en t-shirt et survêtement, quand une femme se met à hurler “J’en ai marre de toi!” et lui arrache son ordinateur des mains. “La bibliothécaire est allée voir ce qui se passait, retrace Michelle Jeffers, une employée de l’établissement, mais la fille, agent du FBI, en ciré jaune, lui a dit qu’ils étaient en train de procéder à une arrestation. Il y avait entre six et huit agents. Ils ont plaqué le jeune homme, puis ils lui ont passé les menottes, et il les a suivis sans résistance et sans montrer d’émotion.” Un peu plus tard, Ross Ulbricht, 30 ans, est inculpé, accusé d’avoir créé et administré le site internet Silk Road sous le pseudonyme de Dread Pirate Roberts. Présenté comme une sorte d’eBay ou de Leboncoin de la drogue, Silk Road aurait drainé, entre janvier 2011 et octobre 2013, 146 946 acheteurs et 3 877 vendeurs de stupéfiants, pour un total d’environ 1,2 milliard de dollars de revenus, dont 79,8 millions de commissions. Le principe de Silk Road était simple: une plateforme sur laquelle dealers et clients pouvaient créer des comptes et organiser leurs transactions de manière anonyme grâce à l’utilisation du réseau TOR –un logiciel permettant d’accéder au deep web–, de paiements en bitcoins, cette monnaie numérique, et de fausses adresses d’expédition. Mais il aura fallu deux ans et demi et le travail conjoint d’agents de la DEA, du FBI, mais aussi de la DHS (Département de la sécurité intérieure), de l’IRS (le service des impôts), de l’ATF (Bureau de l’alcool, du tabac, des armes et des explosifs), des services secrets et de l’inspection des postes, pour parvenir à en percer le secret. Nom de l’opération: Marco Polo. Du nom de l’explorateur habitué de Silk Road, la “route de la soie” en anglais.