
Dans le décor épuré de la Ménagerie de verre, imprimerie de l’est parisien reconvertie en “laboratoire de création contemporaine”, une Américaine à la voix fluette et au français très approximatif tient le public en haleine. Venue présenter Les Liens qui empêchent: L’homophobie familiale et ses conséquences, son dernier ouvrage traduit en français, l’écrivaine Sarah Schulman en raconte, depuis une demi-heure, la genèse: comment, il y a 25 ans, elle a décidé, la trentaine passée, de mettre des mots sur tout ce que sa famille lui faisait vivre depuis l’adolescence en raison de son homosexualité -les paroles blessantes, la honte, une forme d’exclusion des rituels familiaux. Comment, aussi, elle a mis plus de dix ans à réussir à publier ce livre aux États-Unis, les éditeurs lui rétorquant qu’il s’agissait là d’un sujet “trop connu des personnes concernées et pas assez concernant pour les autres”. Et enfin comment elle a dû attendre à nouveau quinze ans pour le faire traduire. Les Liens qui empêchent date donc “du siècle passé”, insiste-t-elle en souriant auprès d’un parterre essentiellement composé de jeunes âgés de 20 à 30 ans, mais son propos n’a malheureusement pas tant vieilli que ça: bien des personnes queers continuent aujourd’hui de se sentir isolées au sein de leur famille, quand elles ne sont pas rejetées. Elle l’a constaté à chacune des étapes de ce book tour européen: à Paris, Marseille ou Bruxelles, des centaines de moins de 30 ans sont venus l’écouter et se confier à la fin de ses conférences.
Elle prend une longue respiration. Tout cela ne devrait jamais arriver à personne, poursuit-elle, car après tout, tout le monde a le droit d’avoir une famille. “On aime nos parents quoi qu’il arrive. Et ça, c’est une tragédie.” Le public éclate de rire, mais c’est comme s’il allait éclater en sanglots. Certaines vérités ont beau être universelles, elles demeurent toujours difficiles à entendre.