
C’est la musique de la chorégraphie au sol d’une autre concurrente qui résonne dans la salle lorsqu’elle s’avance et expire une dernière fois avant de scotcher sur ses lèvres le sourire réglementaire. Vêtue d’un justaucorps bleu à paillettes, elle fait passer ses jambes avec grâce au-dessus de la poutre et commence un enchaînement qu’elle a répété 1 000 fois, et encore plus dans sa tête. Dans le public, on entend la musique de celles qui passent au sol, donc, les encouragements, les annonces au micro, la joie des familles, les spectateurs qui se lèvent, mais sur la poutre, elle n’entend rien. “C’est le plus dur en compétition, bloquer tout le bruit et rester concentrée”, dit-elle. Pendant longtemps, Simone Biles est arrivée en compétition en pensant au pire. Son énergie la faisait déborder des tatamis, sauter trop haut, retomber trop fort. La pression l’empêchait de rentrer dans sa bulle. Désormais, elle se répète “fais comme à l’entraînement, quand personne ne te regarde”. Les 15 000 personnes venues à l’Aspire Dome de Doha pour les championnats du monde de gymnastique 2018 ont pourtant les yeux rivés sur elle. Certains se penchent vers leurs voisins pour murmurer qu’ils ne pensaient plus revoir Simone Biles. Après ses titres mondiaux en 2013, 2014 et 2015, la gymnaste avait brillé aux JO de Rio en 2016 ; et puis elle avait disparu. On la disait à la retraite –rien de surprenant pour une gymnaste de 20 ans qui avait déjà remporté les Jeux. Mais la voilà de retour, pour son premier rendez-vous international. Près de la poutre, ce 1er novembre 2018, les Français Cécile et Laurent Landi, les nouveaux coachs de Simone, marmonnent des incantations en se rongeant les ongles. La gymnaste américaine vient de réaliser trois tours sur elle-même, une jambe tendue en position accroupie, sans ciller. Deux sauts s’ensuivent, elle se pose sans encombre. Les mains tendues vers le sol, tout son corps s’élance dans un saut Barani (un salto avant avec une demi-vrille à l’arrivée). Le pied droit se pose à plat, tandis que le gauche traîne encore dans les airs. L’épaule droite s’est relevée trop tard, Simone chute.