
Esayas Isaak jette un œil soucieux sur son smartphone. L’interminable hiver glacial n’a pas encore figé Göteborg lorsque le quinquagénaire commande de sa voix un peu rauque un cappuccino dans un établissement de la chaîne Steinbrenner & Nyberg. Ce salon de thé chaleureux et démesurément cher est implanté dans une ruelle étroite du centre-ville, à quelques pas seulement de la lumineuse cathédrale Gustavi où le grand frère d’Esayas, Dawit, a exercé en tant que concierge à la fin des années 1980. Aujourd’hui, certains disent qu’il est détenu dans une prison secrète à Eiraeiro, au nord d’Asmara, la capitale de l’Érythrée. D’autres qu’il croupit dans celle à sécurité maximale d’Embatkala, ou dans le complexe pénitentiaire d’Adi Abeito, voire à Carchele, dans le centre de la capitale. “En vérité, personne ne sait vraiment où il se trouve. Ni même s’il est encore en vie” , dit Esayas en regardant son téléphone. L’homme redoute de voir un jour l’écran s’allumer sur une annonce funeste: “J’espère toujours revoir mon frère, mais je m’attends aussi à ce que l’on me dise de venir chercher son corps.”
DAWIT ISAAK
Âge: 59 ans
Copropriétaire du journal Setit.
Lorsque l’Érythrée a basculé dans la dictature dans les années 1990, il a fait partie des journalistes qui ont questionné l’action du pouvoir en place. Il est incarcéré depuis septembre 2001, sans chef d’accusation officiel et sans avoir jamais été jugé.
C’était il y a 23 ans, un dimanche, le 23 septembre 2001 à l’heure du petit déjeuner, à Asmara. Betlehem, une des filles de Dawit, accueille deux agents de sécurité à l’air grave et aux lunettes noires postés sur le pas de la porte. À peine réveillé, son père les invite à partager le repas familial sur leur terrasse. Pas vraiment venus pour se restaurer, les mystérieux policiers lui demandent, en revanche, de les suivre. Dawit repassera à la maison quatre heures plus tard, en coup de vent, pour emporter des serviettes, de la vaisselle et du savon. Il ne le sait pas encore, mais c’est la dernière fois qu’il sera chez lui auprès de sa femme, Sofia, ses jumeaux Betlehem et Yoran, et sa cadette, Danaït. Le journaliste et copropriétaire du quotidien Setit s’apprête en effet à être envoyé en détention, sans chef d’accusation officiel ni procès. Et sans vraiment s’y attendre, malgré quelques signes avant-coureurs: cinq jours plus tôt, le régime érythréen a interdit tous les médias indépendants et emprisonné des membres du G-15, issu du People’s Front for Democracy and Justice, parti d’opposition au président Isaias Afwerki. Deux décisions consécutives qui n’ont pas vraiment mis Dawit sur ses gardes, lui qui était persuadé que le muselage des médias privés ne serait que temporaire, simplement destiné à éviter que l’incarcération des opposants ne soit ébruitée. “Il pensait aussi que grâce à son passeport suédois, les dirigeants ne pourraient le mettre qu’un jour ou deux maximum en prison, juste pour lui faire peur”, poursuit son frère.