
Un poc poc irrégulier s’échappe de la cour intérieure et trompe le calme absolu qui enveloppe le manoir. Un tablier en plastique bleu noué autour du cou, concentrée, Anne frappe les huîtres deux par deux, écarte les creuses et envoie les bonnes à l’aveugle dans des bourriches. Debout face à la table couverte de petits tas de coquillages, lèvres pincées, elle compte, préférant le silence pour ne pas se mélanger les pinceaux. Native d’un village voisin, elle est arrivée il y a environ 25 ans comme saisonnière pour le camping du château, et est descendue travailler dans les parcs à huîtres “à la demande de monsieur de Solminihac”. Une brouette branlante chargée de lourdes caisses s’engouffre par la porte en pierre du mur d’enceinte, suivie par Frantz, pantalon de ciré Guy Cotten en lambeaux, les cheveux gris, la voix un peu haute, et toute une vie dans une ferme laitière derrière lui. “Il y a Anne, Frantz, la dame des papiers, moi, et c’est tout. C’est tout petit ici, on travaille comme mes ancêtres, et je ne veux surtout pas que ça change”, présente le maître des lieux, François de Solminihac, 70 ans, un peu voûté, quatre épaisseurs de pulls sur le dos, l’oreille attentive à des voix en provenance de l’extérieur. Il attrape un trousseau de grosses clés d’apparence médiévale et sort dans la rue en l’agitant sous le nez de trois jeunes qui savourent la vue. “Vous savez que Cambry, un historien qui faisait l’inventaire des bâtiments non détruits lors de la Révolution française, avait dit lors de son passage par ici que les meilleures huîtres d’Europe venaient du Bélon? Elles étaient d’abord pêchées comme ça, sauvages, puis mon arrière-grand-père a été le premier à les élever dans l’estuaire de la rivière, en 1864. Allez voir, c’est intéressant, et je vous offre une huître quand vous revenez”, promet-il aux trois, qui déclinent poliment.

