
Les statues gisent là, décapitées. D’un geste se voulant expert, Anas Al-Ahmad souligne les inscriptions escamotées par le temps et les coups qui ornent la pierre blanche et poussiéreuse. Sous les bustes sans visage, des langues d’une autre époque ancrent les légendes dans le calcaire. “Toutes ces antiquités, perçues comme des idoles, étaient trop lourdes pour être vendues sur le marché noir, alors les soldats de Daech leur ont brisé le visage”, explique-t-il. Une goutte perle sur son front: à Manbij, dans la région autonome du Rojava, dans le Nord-Est de la Syrie, le mois d’avril est déjà suffocant. Anas Al-Ahmad jette un regard derrière son épaule. Les sculptures séculaires sont disposées le long d’une allée, comme un avertissement. À quelques mètres, dans cette chaleur où rien ne bouge, l’Hôtel Manbij tire ses cinq étages vers le ciel blanc. C’est dans ce bâtiment inquiétant qu’Al-Ahmad passe ses journées depuis que Manbij, captive de l’État islamique deux ans durant, a été libérée par les forces kurdes appuyées par la coalition internationale, en 2016. Il est le coprésident du conseil exécutif de la ville, équivalent local d’une mairie, dont le siège occupe temporairement les anciennes chambres de cet hôtel de luxe où s’arrêtaient les touristes avant la révolution syrienne. Dans le hall d’accueil, une imposante réception en marbre gris ornée d’étoiles rouges reflète la lumière pâle des néons. Les talons d’Anas claquent dans le silence habituel des espaces administratifs. Quelque chose ici tord les nerfs. C’est que ces murs n’ont pas vu passer que des touristes et des fonctionnaires. Pendant les deux ans de son règne, l’État islamique a transformé l’Hôtel Manbij en centre de torture où ont disparu des centaines d’habitants. Et cinq ans après la chute du califat, le lieu continue de révéler ses tristes secrets.