
Elles sont assises en face du bar, sur les escaliers en pierre d’une entrée d’immeuble. Un verre de vin blanc aux lèvres et les sacs à main qui traînent sur le sol. Elles ont pour point commun d’être originaires de la région parisienne et d’avoir déménagé à Nantes. Il y a Béatrice et Estelle, les amies de Mathilde, la troisième, qui est aussi la gérante du bar Le singe en hiver, situé dans la rue des Carmélites. De leur trajectoire commune aux allures de tendance sociologique, elles tirent, en polyphonie, deux leçons de vie: “Qu’est-ce que j’ai bien fait de m’installer à Nantes!” régulièrement suivi d’un “Qu’est-ce que Paris me manque!” On a le droit d’être heureux(se) et nostalgique. Là, ce qui leur manque, c’est de pouvoir entrer dans le bar. Mathilde a placé une table devant l’entrée pour signifier “vente à emporter”, lot de consolation attribué par les autorités en cette période d’interdiction d’accueillir des clients au zinc. Mais à l’heure de l’apéro, ce soir, il n’y a que Mathilde et ses deux copines alors que normalement, à cette heure-là, c’est Nantes dans son ensemble qui commence à se détendre autour d’une bière ou d’un muscadet. Pour l’instant et pour éviter la propagation du virus, ce moment de la vie jugé “pas prioritaire” n’existe plus. Alors, il reste les souvenirs. Du Singe en hiver, Mathilde dit: “C’est un bar où les gens se parlent. Ça vient boire quelques verres, ça peut partir borracho, mais c’est pas non plus la beuverie. Mes clients, ça va des copains de mon fils aux gens de 60 ans. Quand c’est bondé, c’est comme un concert.” Mathilde a vécu le confinement et la fermeture obligée de son café comme des “vacances”: “J’ai pu avoir du temps avec mes enfants, me reposer.” Elle s’est aussi mise à cuisiner “des petits trucs”. Sur la vitrine du bar, elle a collé une affichette: “Vente à emporter de grignotage maison.” Aujourd’hui, c’est “tzatziki comme en Grèce” et “samoussa épinards et ricotta”. Faute de clients, elle finit par les offrir en payant sa tournée aux copines. Elles trinquent “à la vie d’avant”. Béatrice: “On est tous condamnés à mourir, autant mourir heureux.” Estelle: “On a déjà eu le sida, ça suffit maintenant!” En attendant le 2 juin, date qui pourrait autoriser la réouverture des bars et restaurants dans la France des zones vertes, Mathilde préfère “ne pas avoir peur”. Alors elle imagine les arrangements du lendemain. Elle espère “qu’ils vont [l]’autoriser à installer quelques tables dehors espacées de trois mètres, qu’ils vont mettre une barrière en haut de la rue pour piétonniser les Carmélites, qu'[elle] conservera de bons rapports avec [s]es voisins, qui ne sont pas chiants pour le bruit”. Tout dépendra de ce qu’on lui impose: “Si on me demande de porter une cagoule derrière un plexiglas, c’est sûr que ça va être compliqué.” Dans cette parenthèse d’incertitude, une bonne nouvelle est déjà tombée: “La mairie nous fait cadeau des droits d’exploitation de terrasse jusqu’à la fin de l’année, c’est déjà ça.”
