
Au comptoir, un gamin en veste de survêtement écarquille les yeux. Derrière une des 32 pompes à bière du Devonshire, vaste pub planqué derrière les panneaux publicitaires de Piccadilly Circus, au cœur de Londres, vient de se placer un quinquagénaire aux cheveux frisés, cintré dans un blazer grenat posé sur un t-shirt noir: Oisín Rogers, le propriétaire du lieu, qui glisse dans le quartier de Soho comme en son royaume. “Tu es incroyable, lance le gamin, sautillant dans ses baskets. Tu es une putain de légende!” Tous les regards dans la salle sont désormais braqués sur les mains de Rogers. La droite tient une pinte inclinée à 30 degrés, la gauche actionne un levier qui fait couler un liquide blanc et brun. Alors que le verre est presque rempli, Rogers interrompt son action. Il laisse reposer le breuvage sur son comptoir en acajou, le pointe du doigt et commence sa leçon. “Pour le moment, vous pouvez voir que la bière n’a pas de tête.” Intégralement noire, la Guinness est plate comme un lac en son sommet. C’est normal. “Des millions de bulles sont en train de tournoyer et remontent vers la surface. Avant de finir de remplir le verre, tu dois attendre qu’elles s’accumulent, jusqu’à ce qu’elles constituent une tête épaisse et crémeuse.” Pendant près de deux minutes, Oisín Rogers sourit ainsi à la foule, blague avec son personnel, avant d’activer à nouveau le levier, remplissant enfin la pinte dans son intégralité. Puis il la saisit et la regarde en biais. “Quand tu as terminé, la tête doit flotter à la surface, au centre du verre, précise-t-il. Tu dois obtenir ce que l’on appelle un dôme. Voilà pourquoi on sert en deux fois. Si tu verses tout d’un coup, ce ne sera pas pareil.”

Jardinier paysagiste de son état, Joe quitte régulièrement sa morne cité de Milton Keynes, dans le Buckinghamshire, “juste pour boire une pinte de Guinness ici, assure-t-il derrière une barbe fournie. Aller-retour, ça me prend trois heures 20. Je ne ferais ça pour rien d’autre au monde.”