Reportage

Opération Groenland

Voici la méthode: Donald Trump s'empare d'un sujet complexe, crie très fort à peu près n'importe quoi, sème la panique et voit ce qui retombe. La preuve à Nuuk, capitale miniature du Groenland, où les horloges tournent désormais à mille à l'heure.
  • Par Robin Bouctot, au Groenland
  • 26 min.
  • Reportage
Une ville côtière enneigée entourée de montagnes, avec des bâtiments modernes et traditionnels, bordant une mer calme.
Photos: Renaud Bouchez pour Society

La nuit tombe et le blizzard siffle sur le port de Nuuk. Dans l’usine de crevettes Royal Greenland, les chaînes se sont arrêtées. Les quais se vident. Ne restent que quelques marins, attendant le retour d’un caseyeur, et une dizaine de corbeaux qui s’agitent autour d’une tache rougeâtre. Dans la timonerie surchauffée du Polar Eqaluk, navire de 20 mètres armé pour la pêche au crabe des neiges, Anton vide “pour la millième fois de la journée” son gobelet de café, le regard perdu dans le spectacle de la poudreuse tourbillonnant dans le halo des autres bateaux. Le petit pêcheur, barbichette blanche et hirsute, quelques cheveux sauvages sur le haut du crâne, une cigarette mal roulée aux lèvres, est originaire d’un village du sud du Groenland. Quand il est monté à Nuuk il y a des années pour embarquer avec Polar Seafood, la plus grande entreprise de pêche privée du Groenland, il n’avait pas anticipé la chute des prix du poisson et la crise du logement. Il dort aujourd’hui toutes les nuits sur une bannette du Polar Eqaluk, comme deux autres des cinq marins de l’équipage, également sans domicile. “Ils construisent des logements partout en ville, mais c’est trop cher”, explique-t-il. La porte rouillée s’ouvre sur une bourrasque de neige et sur Helge, le capitaine, yeux bleus translucides et visage couvert de rides profondes. Dans une langue qui s’est inventée au fil des marées, mélange de kalaallisut, de danois et d’un peu d’anglais, les deux hommes font le point sur leurs galères: la pièce tant attendue pour réparer le moteur est toujours coincée sur le tarmac à Copenhague, impossible de reprendre la mer avant une semaine, au mieux. Alors l’équipage tue le temps autour de la cafetière et cogite sur l’avenir de son immense territoire. “Depuis le début de l’année, tout devient fou et tout va vite, trop vite. C’est dangereux”, marmonne Helge, qui situe, comme tous, l’origine du “tsunami” aux déclarations tapageuses de Donald Trump au sujet de son désir d’annexer le Groenland. “Je lisais sur mon téléphone qu’il voulait l’acheter. Mais il est fou, cet homme!” se marre Anton, qui, sur les conseils du capitaine, a regardé un documentaire sur la situation en Alaska. “Ils font partie des États-Unis, mais là-bas, il y a plein de gens qui dorment dans la rue alors qu’il fait -20°C. Le journaliste leur demande pourquoi ils ne vont pas voir les services sociaux, et ils lui répondent qu’il n’y a rien de tel. Juste quelques petits trucs privés et l’église… Je ne sais pas quel est son plan pour ici, mais ça ne me donne pas envie.”

Trump le brutaliste

Society #251

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