
Aby s’agite devant les caméras des chaînes d’info tel un moustique devant la lumière des phares. Elle ne porte presque rien en haut ; une couverture de lit nouée autour du bassin en bas. Et puis, elle s’approche. Et commence à parler. Dans ses rêves lointains, Aby voudrait “faire de la prévention pour les jeunes”. Dans ses rêves immédiats, elle voudrait “une bonne hygiène, parce que j’en ai pas”. Se laver et dormir. Et tout soigner. L’envie du caillou qui revient toutes les quinze minutes et une plaie sur la malléole qui pourrit un peu plus chaque jour. Une petite dame à l’accent des Balkans l’implore d’aller voir un médecin et de cacher cette cheville nécrosée. “Ne me montrez pas ça, je vais pleurer.” C’est trop tard, les larmes embuent ses lunettes. Elle est prête à sortir quelques pièces. “Vous allez acheter de la drogue?” Aby: “Qu’est-ce que vous voulez…” Elle embraye: “J’en ai marre qu’on me regarde comme ça. On n’est pas des animaux.” Le dialogue improvisé est couvert par le bruit des slogans criés dans un haut-parleur et le concert de sifflets. Comme chaque après-midi de ce mois de septembre, à l’angle des rues Riquet et d’Aubervilliers, les habitants de ce quartier du XIXe arrondissement de Paris sont venus hurler leur ras-le-bol et dénoncer l’inertie des pouvoirs publics face à la consommation de crack en bas de chez eux. Une quarantaine de personnes aux profils divers. Des citoyens lambda et des membres de collectifs de “riverains”, dont certains sont devenus les interlocuteurs privilégiés des chaînes d’info quand il s’agit de “témoigner” de “l’enfer” que serait devenu le quotidien aux alentours d’un parc en particulier, les jardins d’Éole.
Sur place, loin des télévisions et des réseaux sociaux où les prises de position extrêmes donnent le sentiment d’une confrontation, les gens se parlent. Plutôt qu’une ligne de front, l’impression de voir converger deux détresses à bout de souffle dont chacune porte une partie de la misère de l’autre. Ceux qui brûlent leurs poumons à la pipe à crack et attisent l’incendie. Et ceux à qui on inflige le spectacle de ces corps brûlés par les flammes. Yohan, 32 ans, est venu pour acheter avant de repartir fumer dans ce qu’il appelle sa “salle de conso”, une tente plantée sur un terrain vague de Vigneux-sur-Seine, dans l’Essonne. “Bien sûr que je comprends que les gens piquent des crises, dit-il. Et puis, il y a les enfants. C’est pas parce que tu te drogues que tu n’as pas de responsabilités.” Il sort de sa bouche une galette qu’il refile à l’un de ses deux potes. Avant de se quitter, ils s’émerveillent devant les “petits lapins trop mignons” de la ferme pédagogique installée dans le parc depuis que celui-ci a été “rendu aux familles”, selon la volonté de la maire de Paris, Anne Hidalgo, ce qui a eu pour effet de pousser les consommateurs de crack à se relocaliser le long de ses grilles. Yohan a bien eu deux ans “sans”, parce qu’il avait rencontré une chouette fille. Mais depuis, il a replongé la tête la première. Il parvient toutefois à garder la force de s’éloigner de ce que lui aussi est d’accord pour appeler “cet enfer”. Samia et deux amies discutent avec une fille qui “est en route pour s’en sortir”. Elle s’arrache les peaux mortes des doigts. “On n’est pas tous pareils.” Samia: “Les communautés thérapeutiques, vous connaissez?” L’une de ses amies: “De vous voir dehors, ça nous arrache le cœur.” La deuxième: “Il y a des gamines de 15 ans qui se font violer pendant une semaine.”