
Combien de Nicorette a-t-il déjà mâchées? Six? Sept? Assez, en tout cas, pour se rappeler le sentiment qui l’habitait au printemps 2010: la peur. À ce moment-là, Mediapart a deux ans d’existence, et François Bonnet en est le directeur éditorial depuis le début. Sous son impulsion, le site a publié de solides enquêtes, mais celles dont le contenu n’a pas été pillé par d’autres médias ont fait le même bruit qu’un caillou dans l’eau: plouf. Le journal en ligne a 20 000 abonnés de moins que prévu dans le business plan, perd 200 000 euros par mois. Les caisses sont si vides qu’il ne reste que de quoi payer les équipes jusqu’au mois de septembre suivant et un jeune journaliste, Michaël Hajdenberg, propose même de prendre un congé sans solde tout en restant à son poste pour repousser cette fin qui semble inexorable. “On était vraiment aux abois”, assure François Bonnet aujourd’hui. Et puis, en juin, Mediapart publie ses révélations sur l’affaire Bettencourt, et tout change. L’enquête mêle un scandale politico-financier impliquant l’UMP et son trésorier, Éric Woerth, de graves pratiques d’évasion fiscale, un conflit d’intérêt. Elle innove aussi dans la forme: le site donne à entendre des bandes sur lesquelles le majordome de la milliardaire a enregistré sa patronne à son insu. Pour la première fois, une affaire d’importance nationale s’appuie sur un enregistrement clandestin. “C’est la rencontre d’une affaire, d’un journal et d’une époque”, résume aujourd’hui Fabrice Arfi, cosignataire de l’enquête avec Fabrice Lhomme. Dans les quatre mois qui suivent, le journal engrange autant d’abonnés que sur ses deux premières années et atteint son point d’équilibre. Il ne l’a plus quitté depuis.