
Au moment où, comme une apparition soudaine, le serveur a surgi du couloir, son plateau de plastique chancelant sous le poids des assiettes de brochettes et de riz, Alaz* s’est interrompu. À Sinjar City, foyer historique du peuple yézidi situé dans le Nord-Ouest de l’Irak, il y a des sujets dont on évite de parler trop fort. Face à lui, dans un regard entendu, Murad* a aussi stoppé la vidéo qu’il venait de lancer sur son téléphone. Sur l’écran, un visage adolescent, la lèvre supérieure ourlée d’un duvet incertain, fixe fièrement le photographe. À droite de l’image figée, une kalachnikov repose contre l’épaule du garçon, dont l’index droit pointe vers le ciel. “J’avais 16 ans lors de cette bataille”, murmure finalement Alaz. Sur la peau de ses pommettes anguleuses, de petites aspérités rappellent que l’adolescence n’est pas si loin. Une fois la vidéo relancée, s’en échappent les sons de mitrailleuses à la cadence rapide, entrecoupés par les litanies graves des sourates entonnées par les combattants de l’État islamique. Alaz et Murad les connaissent-ils encore par cœur? À l’âge de 12 ans, ils ont tous deux été enlevés à leurs familles yézidies lors du génocide perpétré par les djihadistes contre les non-musulmans de la région, puis enrôlés afin de devenir des enfants soldats, combattant jusqu’au bout aux côtés de leurs bourreaux. Cinq ans après la chute du califat à Baghouz, et désormais recueillis par leur communauté, ils tâchent chaque jour d’effacer les traces de leur enfance armée.