
Il regarde souvent derrière lui, l’air inquiet. Parle en marquant de longues pauses, comme s’il se concentrait pour ne pas en dire trop. Pour notre entretien, il a choisi un endroit désert et silencieux, une sorte d’immense bar lounge du centre de Kuala Lumpur, où les serveuses s’ennuient en regardant les passants par la fenêtre. Avant de commencer, il s’assure que son identité ne sera pas dévoilée: ce qu’il a à montrer, notre interlocuteur l’a subtilisé aux services de police malaisiens. Il s’agit d’une vidéo dont aucun extrait n’a jamais été diffusé dans les médias. Très peu de gens l’ont vue, et une poignée seulement en détient une copie. Lui en camoufle une depuis des mois sur son ordinateur. Les images qu’elle contient montrent les derniers instants connus des 239 passagers et membres d’équipage du vol MH370 de la Malaysia Airlines, disparu dans la nuit du 7 au 8 mars 2014 alors qu’il était censé rallier la capitale malaisienne et Pékin. La vidéo a été tournée à l’aéroport de Kuala Lumpur, par une caméra de surveillance accrochée au plafond, juste avant l’embarquement. “Mettons-nous dos au mur”, dit l’homme, avant d’ouvrir un dossier au nom de sa femme et d’appuyer sur lecture. À l’écran démarre alors une scène muette et en basse définition. Apparaissent d’abord trois portiques de sécurité et autant de machines destinées à scanner les bagages, flanquées de personnel en uniforme. Puis, une succession d’images, terriblement banales.
Ce sont les images de ceux qui s’apprêtent à disparaître: des enfants qui traînent leur sac minuscule derrière eux ; des hommes et des femmes qui enlèvent, puis remettent, leur ceinture, leurs chaussures ; des couples qui se prennent la main ; des hommes d’affaires fatigués en costume ; des jeunes qui marchent le nez collé à leur smartphone. Ils sont tous là, défilant les uns après les autres, dans une sorte de procession funeste: le commandant de bord Zaharie Ahmad Shah, son copilote Fariq Abdul Hamid, les dix autres membres d’équipage, les 20 employés chinois et malaisiens de l’entreprise Freescale, les têtes blondes de la famille française Wattrelos et une immense majorité de passagers chinois, qui s’apprêtent à rentrer chez eux. Tous les acteurs du plus grand mystère de l’aviation. Parmi eux, l’épouse de notre interlocuteur, qui referme le clapet de son ordinateur, l’air éprouvé. Combien de visionnages s’est-il infligés depuis qu’il possède la vidéo? “Des dizaines, soupire-t-il. Et à chaque fois que je vois ma femme, je ne peux pas m’empêcher de pleurer.” Pendant les 40 interminables minutes que dure le film, deux moments interpellent. Le premier, vers le milieu de la bande, lorsqu’un individu en costume vert et cravate noire, badge du personnel aéroportuaire autour du cou, franchit le contrôle sans passer sous les portiques de sécurité, un sac plastique transparent à la main, avec, à l’intérieur, ce qui ressemble à un rouleau de papier. Le second, juste avant la fin: un autre individu, en t-shirt noir celui-là, ressort de la salle d’embarquement sans attirer l’attention du personnel. Qui sont ces deux personnages? “On ne sait pas, répond l’homme à la vidéo, en fourrant son ordinateur dans son sac. Mais je me dis que les enquêteurs ont dû éplucher cette vidéo, la voir et la revoir des dizaines de fois. Non?”