SECRET

“Si le Watergate sortait aujourd’hui, le président ne démissionnerait pas”

À l’occasion de la sortie de son premier long-métrage, La Mécanique de l’ombre, le réalisateur Thomas Kruithof revient sur sa passion pour les affaires d’espionnage. Et donne certaines clés pour ne pas devenir complètement parano.
Thomas Kruithof et François Cluzet.

Pourquoi avoir choisi le thème de l’espionnage pour votre premier long-métrage ?

Ce qui m’a toujours touché, ce sont les histoires de lutte d’un individu contre le système. La paranoïa, ce n’est pas seulement avoir peur que l’on te fasse du mal, c’est aussi ce sentiment d’être dans un monde dont tu ne comprends plus les ressorts. L’espionnage est un genre qui, au-delà d’être captivant, nous parle de l’état du monde. J’avais envie de raconter une organisation secrète en prenant un gars tout en bas de l’échelle, avec cette idée que les mecs ne croient plus en l’informatique, qu’ils en ont peur. Dans le renseignement, l’information, on la cloisonne. Je trouve que c’est très aliénant. Du coup, ça m’intéressait de faire un film avec un mec qui ne sait rien et qui, d’ailleurs, ne veut rien savoir, jusqu’à ce que le besoin de sortir de l’engrenage l’oblige à tenter de comprendre le complot dans lequel il est plongé. Quand tu t’intéresses à ça, tu retrouves le tissu dramatique des livres de John le Carré dans lesquels on parle de manipulation, de trahison, d’infiltration et où on observe un pourrissement des rapports humains. Je ne m’en suis pas inspiré pour le scénario mais pour l’atmosphère du film. Si on relit ses livres, on se rend compte que l’auteur a vu en avance toutes les évolutions géopolitiques du monde.

Êtes-vous aussi un peu parano ?

Disons que j’ai l’imagination fertile, et que l’on est soumis à un tel flot d’informations que l’on cherche tous, je crois, à décrypter, à comprendre les vrais ressorts, sans être ‘complotiste’ non plus…

La paranoïa, ce n’est pas seulement avoir peur que l’on te fasse du mal, c’est aussi être dans un monde dont tu ne comprends plus les ressorts

Les informations arrivent de tous les côtés, vraies ou fausses, dans des séquences très courtes, comme on l’a vu dans la campagne électorale américaine. On peut avoir une illusion de transparence dans la période actuelle, mais les infos et les intox s’annulent. Je crois que si le Watergate sortait aujourd’hui, le président ne démissionnerait pas, il allumerait juste des contre-feux. J’ai toujours eu cette peur de l’observation. Quand j’étais adolescent, un de mes proches a été mis sur écoute. Et plus tard, étant abonné au Parc des Prince en virage Auteuil, j’ai assisté à la montée progressive du flicage de la tribune, de sa surveillance sous toutes ses formes, des policiers en civil ou des mecs des RG infiltrés dans la foule. L’idée que nos conversations, nos photos, nos déplacements, nos achats soient enregistrés m’angoisse.

De quelles affaires vous êtes-vous inspiré pour votre film ?

Je me suis intéressé à beaucoup d’affaires, avérées ou supposées, notamment aux soupçons qu’il y a eu dans certaines libérations d’otages très médiatiques: ceux du Liban en 1985, les carnets de Takieddine, l’affaire Clearstream, les carnets de Rondot, les réorganisations des services secrets français, etc. Il y a aussi l’histoire des otages américains en Iran, qui sont libérés quinze minutes après l’investiture de Ronald Reagan. Et puis il y a eu l’affaire Squarcini il y a quelques mois, et on a appris la semaine dernière que Richard Nixon avait voulu freiner les négociations de paix avec le Vietnam en 1968, aussi. Finalement, les affaires se répètent. Et les périodes électorales sont naturellement très fertiles en complots et en coups bas.

Et l’affaire Snowden ?

Quand l’affaire Snowden est sortie, ça faisait déjà plusieurs années que j’écrivais le film. Et là, j’ai vu dans des articles que le FSB (ex-KGB) avait commandé 20 machines à écrire pour contrôler et ‘tracer’ des conversations et récupérer certaines informations. En Allemagne, c’est le Bundestag qui a discuté du fait de conserver des documents stratégiques exclusivement en format papier, après s’être rendu compte que les Américains l’espionnait. C’est dingue, on revient à des moyens archaïques. Snowden a certes éveillé les consciences, mais il m’a surtout inspiré dans sa solitude face au système. Il ne l’a pas vaincu mais il l’a ébranlé à lui tout seul. Et c’est ce que va finalement tenter de faire le personnage de François Cluzet dans le film.

Avez-vous rencontré des membres des services secrets pour façonner vos personnages ?

J’ai rencontré des anciens de la DST, de la DGSE, de la guerre froide et des journalistes spécialisés. Mais c’était surtout pour valider des hypothèses que j’avais. Ce qui était marrant, c’est que les mecs reconnaissent des personnages qu’ils ont croisés dans leur carrière, comme celui du loup solitaire un peu à la dérive joué par Simon Abkarian. Quand ils voyaient le personnage de Denis Podalydès, ça leur rappelait cette espèce d’homme de l’ombre entre la politique et les services secrets, ils me disaient : ‘Tiens, ça me fait penser à Claude Guéant ou Jean-Charles Marchiani.’

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans vos entretiens ?

Je me suis rendu compte que le personnage joué par Denis Podalydès, dont on ne sait pas pour qui il travaille, faisait l’objet d’une fascination quand mes sources le voyaient. Tous les mecs avaient une théorie différente sur son rôle, sur sa ‘couverture’, qui allait de directeur de cabinet à patron des services secrets, voire même ancien des services secrets qui garderait une influence, tout en ayant un emploi de façade dans une entreprise publique, type EDF. Ils devaient peut-être y reconnaître des gens qu’ils avaient rencontrés. Ce qui m’a aussi intéressé, c’est de savoir comment les types sont recrutés. Souvent, ils ont été identifiés à l’armée, ou ont passé des concours. Restent les détails qui m’ont interpellé chez eux : leur grande acuité visuelle, leur très grande discrétion quand ils parlent d’eux-mêmes et leur ponctualité extrême.

À voir : La Mécanique de l’ombre, écrit et réalisé par Thomas Kruithof, avec François Cluzet, Denis Podalydès, Sami Bouajila, Simon Abkarian, Alba Rohrwacher.

PAR LOUIS CHAHUNEAU ET BRIEUX FEROT