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Elisabeth de Senneville : “Il faudrait un Macron de la mode pour faire bouger les maisons de couture !”

Elisabeth de Senneville, 70 ans dont 40 de carrière, est devenue une référence en matière de mode futuristes. Bien avant l’émergence des vêtements connectés, celle qui se définit comme une “techno designer” avait déjà compris qu’elle pouvait révolutionner le secteur en utilisant les nouvelles technologies. Ses vêtements antipollution, photovoltaïques ou même antistress continuent d’inspirer les jeunes start-up. Elle collabore même avec le prestigieux Massachussetts Institute of Technology (MIT) pour développer de nouveaux tissus. Créatrice visionnaire, elle livre ici son avis sur les innovations émergentes de ces dernières années.

Vous êtes une pionnière de l’intégration des nouvelles technologies dans les vêtements. Comment en êtes-vous venue à la mode futuriste ?

À 18 ans, en 1964, juste après mon bac, j’ai commencé à travailler chez Dior. Dix ans plus tard, je me suis intéressée aux nouvelles technologies. Je voulais faire des choses différentes de ce qui existait sur le marché, des choses étonnantes. Par exemple, en 1975, j’ai créé un tissu photoluminescent pour un défilé à Tokyo, lors du lancement au Japon de ma marque créée la même année. Je me suis aussi inspirée des textiles utilisés dans l’aéronautique. Dans les années 80, j’utilisais du plastique, des techniques de soudage… Mais c’est surtout au début des années 2000 que je me suis concentrée sur les fibres optiques, puis sur les vêtements antipollution en 2005 et sur la photoluminescence en 2010.

Avez-vous été critiquée, par des professionnels de la mode ou par le public ?

Bien sûr, comme c’est souvent le cas quand on fait quelque chose de nouveau ! En 2000, j’avais fait un défilé uniquement basé sur les innovations, on m’avait dit que j’avais perdu la tête ! Cela m’avait contrariée. À l’époque, on faisait avec les standards du passé. Quinze ans plus tard, tout le monde me copiait ! Cela montre bien qu’il faut du temps avant que les technologies intéressent les créateurs.

Comment votre travail s’organise-t-il ?

Cela peut surprendre car c’est une marque plutôt destinée aux personnes âgées, mais Damart est à la pointe de la technologie !
Elisabeth de Senneville

Je travaille en équipe, je fais appel à des laboratoires et à des entreprises spécialisées. Par exemple, mes premières plaques photovoltaïques, avec lesquelles on peut charger son portable de manière autonome, ont été fabriquées en Italie, et les secondes, plus souples, à Prague. Je me rends dans les usines pour mettre au point les plaques avec les industriels. Ils me les fabriquent et je fais ensuite moi-même le montage final sur les tissus conçus avec mon équipe de couturiers. Je collabore aussi avec le Massachussetts Institute of Technology pour mes recherches sur les vêtements intelligents.

Des entreprises font-elles appel à votre expertise pour concevoir leurs vêtements ?

Oui, Damart par exemple. Cela peut surprendre car c’est une marque plutôt destinée aux personnes âgées, mais en fait, elle est à la pointe de la technologie ! Elle a notamment créé des gilets intelligents (avec des fibres isolantes contre le froid, respirantes contre la chaleur ou déperlantes contre la pluie, ndlr). Pour France Télécom/Orange, j’ai aussi conçu des vêtements portant des écrans où apparaissent des images ou des messages, et qui peuvent se charger à distance.

Doudoune déperlante Damart.
Doudoune déperlante Damart.

Comment faites-vous pour anticiper les besoins des clients et des consommateurs ?

Je pars souvent de constats personnels. Par exemple, l’idée du vêtement antipollution m’est venue alors que je voyageais en Inde. À Delhi, dans la rue, je ne voyais pas les gens à plus de cinq mètres à cause de la pollution ! Il faut beaucoup de temps avant que ces technologies n’entrent dans la consommation et ne soient pas trop chères. Pour les vêtements photovoltaïques, cela m’a pris trois ans. Il faut aller dans les usines, travailler avec des gens qui parfois n’y croient pas.

Aujourd’hui, des start-up vont dans ce sens, comme Wair, qui crée des foulards antipollution. Pensez-vous que votre idée est en train de se démocratiser ? Que dans quelques années, tout le monde pourra porter de tels vêtements ?

Tant mieux si cela arrive ! J’ai 70 ans, j’aime transmettre mon savoir-faire. Ce n’est pas non plus comme ça que l’on arrivera à se protéger totalement de la pollution. Cette idée du vêtement antipollution, c’était surtout pour que les gens prennent conscience de ce problème environnemental.

La plupart des vêtements innovants ou connectés créés ces dernières années ont un but médical, comme le t-shirt de la start-up Akiros qui corrige les mauvaises postures du dos. Cela signifie-t-il que le paraître rimera de plus en plus avec le bien-être ?

Sûrement. Je pense que les vêtements connectés ont plus de sens dans le milieu médical. Sinon, ce ne sont que des applications gadgets. Il y a plusieurs façons de protéger sa santé. Par exemple, la biocéramique, une poudre de roche volcanique réduite en microparticules, que l’on imprime sur le tissu et dont le but est de récupérer la chaleur du corps et du soleil pour défatiguer les muscles. Elle capte aussi les rayons infrarouges du soleil pour apporter de l’énergie. Je vends ainsi des jeans en biocéramique qui permettent de ne plus avoir mal aux jambes.

Vous faites également de la recherche. Quels sont les enjeux de l’innovation textile aujourd’hui ?

Tout va très vite. Aujourd’hui, on travaille beaucoup sur le “piézo”, une technologie qui permet au vêtement de produire de l’électricité à partir de l’énergie issue des mouvements du corps. Afin de recharger une batterie, par exemple. Le piézo va devenir important, et le photovoltaïque prendre de plus en plus d’ampleur. J’ai passé un an à faire de la recherche sur l’électromagnétique, j’ai vu à quel point c’était dangereux, donc j’ai créé des vêtements anti-ondes

Aujourd’hui, on travaille beaucoup sur le “piézo”, une technologie qui permet au vêtement de produire de l’électricité à partir de l’énergie issue des mouvements du corps. Afin de recharger une batterie, par exemple
Elisabeth de Senneville

électromagnétiques. Dans la fashion tech, beaucoup travaillent avec des LED connectées pour rendre les vêtements lumineux. Mais pas les grandes maisons de couture. Elles ne veulent pas se positionner sur l’innovation technologique, de peur de perdre leurs clients.

Pourquoi ?

Il y a trois ans, j’ai été convoquée chez Gucci, à Milan, pour présenter mes créations devant les responsables des marques du groupe (Saint Laurent, Balenciaga, Sergio Rossi, etc., ndlr). Je pensais qu’il y aurait une collaboration. Ils les ont regardées, mais ne les ont finalement pas prises. C’était encore trop tôt pour eux. Lancer des innovations, cela devrait être leur rôle, vu qu’ils ont beaucoup de moyens. Mais c’est une question de stratégie commerciale. Les clients sont trop attachés à l’image d’une marque, donc les grands créateurs de mode ne veulent pas prendre de risques. Il y a un fossé entre les maisons de haute-couture qui ont de l’argent et les jeunes stylistes sans le sou qui cherchent à innover. Ces nouveaux créateurs de 25 ans font beaucoup de bruit avec leurs vêtements intelligents et connectés. Donc d’ici quelques années, peut-être cinq ans, les directeurs des grandes collections seront bien obligés de s’intéresser à la fashion tech. Il faudrait un Macron de la mode pour faire bouger les maisons de couture !

Avez-vous une idée de ce que seront les tendances dans dix, vingt ans ?

Le mot “tendance” est à bannir, j’y suis allergique ! Les tendances n’existent plus aujourd’hui. Il y en avait encore dans les années 1950-1980. Mais la mode n’est plus que l’expression personnelle de chaque créateur. Les grandes marques industrielles comme Zara ou H&M sont obligées d’avoir un bureau de style car ce sont de gros investissements. Mais dans la haute-couture, plus personne ne suit les tendances. Les jeunes privilégient les créations plus personnelles. Iris van Herpen, qui utilise l’impression 3D, crée des trucs incroyables qui n’avaient jamais été faits auparavant ! Les stylistes que l’on voit au festival de Hyères (le festival international de la Mode et de la Photographie, dont la 32e édition a eu lieu fin mai, à Hyères dans le Var, donc, ndlr), par exemple, sont hors-tendances. Avec leurs nouvelles créations, ils apportent un air frais. Moi-même, j’ai toujours voulu être hors-tendances, avoir une identité forte.

Iris Van Herpen.
Iris Van Herpen.

Comment les gens s’habilleront-ils dans vingt ans ? Avec quelles matières ?

Je ne pense pas que les vêtements seront tous forcément connectés, je n’y crois pas. En revanche, l’écologie influencera la mode et sera mixée avec les nouvelles technologies, comme la photoluminescence par exemple. Dans dix, vingt ans, on devra prendre en compte l’environnement, sinon, on sera des inconscients !

Par Amélie Borgne


Ils s'appellent Amélie Borgne, Marie-Sarah Bouleau, Julie Cateau, Théo du Couedic, Jéromine Doux, Colin Henry, Jeanne Massé, Charlotte Mispoulet, Maxime Recoquillé, Florent Reyne, Martin Vienne et Lucile Vivat, ils sont étudiants en contrat de professionnalisation au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) et, pendant quinze jours de juin 2017, ils ont travaillé sur un journal d'application en partenariat avec Society.
Ont éclos 24 articles sur le thème – bien moins futile qu'il n'y paraît – de l'apparence, qui seront publiés sur society-magazine.fr. Celui-ci en fait partie.