Comment s’est passée la rencontre avec Los Aldeanos ?
Je les ai rencontrés par hasard, un soir à La Havane. D’abord, j’ai vu Aldo, et j’ai pensé : “Qui c’est ce type ?” Il était entouré de plein de gens, on aurait dit un chef de gang. Je me suis dit que c’était un personnage de film. À l’époque, je bossais avec Gilles Peterson qui, lui, travaillait sur les compilations Havana Cultura. Peterson m’appelle et me demande d’aller interviewer Los Aldeanos, un groupe qui fait partie de sa compilation. Je me retrouve donc chez Aldo avec toute sa bande, c’était en 2009. Il y avait une journaliste de la BBC en train de l’interviewer. J’ai demandé à Aldo si je pouvais filmer et il était d’accord. D’ailleurs, cette interview n’a jamais été montée parce que c’était trop compliqué ; parce que la censure ; parce que Havana Club, c’est 50% français, 50% cubain. Ce n’était pas recommandé pour le gouvernement cubain, donc on m’a demandé de ne pas monter l’interview que j’avais faite d’eux. J’ai commencé à monter un truc de mon côté parce que j’allais les revoir et que je ne voulais pas leur dire : “Bah non, finalement, j’ai rien fait parce que même en France, vous êtes censurés.”
Dans le film, Esto es lo que hay, chronique d’une poésie cubaine, il y a une scène, en Floride, où l’on voit les rappeurs très méfiants avec les journalistes. Ils l’ont été avec vous aussi ?
Non, ils n’ont jamais été méfiants, c’est simplement qu’il fallait être là. Si t’es là, tu peux filmer. Mais ils ne t’attendent pas. Ils n’aiment pas trop les interviews formelles. Après, il y a une espèce de mouvement : tu suis tel ou tel rappeur, il
t’amène à tel ou tel endroit et tu finis par découvrir “la Aldea”, leur village. Pour comprendre Aldo, je devais comprendre son village, m’intégrer à une communauté. On voit ça dans les cadrages des plans, c’est très heurté, avec des plans à l’épaule. C’est parce que eux ne t’attendent pas, il faut les suivre. Los Aldeanos, ils ne te laissent pas deux prises. J’ai continué à bosser pour Havana et je suis retournée à Cuba plusieurs fois. À chaque, ils se sont retrouvés sur mon chemin, par hasard, dans des situations d’arrestation par la police, pendant un concert clandestin… En 2010, je leur explique que j’ai envie de faire un film sur eux et de rester trois mois à La Havane. Ils sont O.K. mais n’aiment pas trop les interviews. Ils se disent non dissidents et veulent échapper au débat qui oppose États-Unis et Cuba. Ils ne sont pas très loquaces, quand ils osent te regarder. Ils sont hypersympas mais ce sont des gros machos, un peu bourrins, il fallait leur faire à manger, par exemple. En 2010, donc, je leur dis que je reviens trois mois pour les suivre. Une semaine après mon retour à Paris, j’entends dire qu’ils ont enfin obtenu des visas pour sortir du pays. Ils vont en Serbie. Donc, je les appelle et leur dis : “Est ce qu’on peut se voir en Serbie ?” À partir de là, j’ai des personnages, ces héros du peuple cubain, des problématiques, des intentions dans la mise en scène.
La séquence la plus récente a été tournée en janvier 2015. Vous sentiez que c’était le bon moment de conclure cette histoire ?
Ça ne s’est pas vraiment passé comme ça. Il y a eu beaucoup de travail pour produire le film, pour trouver des financements, je voulais vraiment l’emmener au cinéma. Une fois terminé, je l’ai envoyé aux rappeurs. Ça a été un peu compliqué, ils m’ont dit que c’était du passé et qu’il fallait réactualiser. Leurs vies ont changé, maintenant ils vivent à cheval entre les États-Unis et Cuba. Avant, quand on partait de Cuba, on ne pouvait plus y revenir. Maintenant, ils peuvent aller et venir. Ça ne veut pas dire qu’ils abandonnent leur patrie, c’est compréhensible. Et professionnellement, ils ont Internet, ils sont complètement indépendants au niveau de la vente, ils utilisent iTunes, les iPods. Ils peuvent gérer leur musique à l’étranger. Une semaine après est tombée l’annonce d’Obama sur la restauration des relations diplomatiques, et dans la presse internationale, il commençait à se dire que le groupe de rap que j’avais suivi pendant six ans avait été instrumentalisé par la CIA. Je n’allais pas faire une enquête là-dessus mais il fallait quand même faire une mise au point.
Dans cette séquence, Aldo dit que sa génération est une génération “perdue”. Vous avez eu le sentiment de faire face à une génération perdue ?
Moi, je suis plus optimiste qu’eux. C’est une génération qui est bourrée de contradictions. C’est ce qui est magnifique, c’est complexe. Ils aiment leur pays à en mourir et en même temps, ils le détestent. Ils avaient cette relation aussi avec moi : j’étais la Française indépendante et en même temps, j’étais l’étrangère qui avait plus d’argent qu’eux, etc. C’est sur cet équilibre et cette distance que j’ai pu me placer. Ce sont des artistes surdoués et torturés, c’est sûr. Ils se sentent perdus parce que le changement de Cuba va prendre bien plus que dix ans, donc ils pensent à leurs enfants.
L’un des personnages, Libre, est le fils d’un chanteur contestataire, Silvio Rodriguez. Est-ce qu’il y a une filiation entre la nueva trova (mouvement musical protestataire folk des années 1970, ndlr) et le rap de La Havane ?
Complètement. D’ailleurs, Silvio a fait une école de guitare et a eu une éducation très musicale. Mais Silvio Rodriguez était pro-Castro à un moment donné. Et son fils est devenu tout le contraire. Il y a une scène dans le film où Libre écoute une chanson de son père, c’était très drôle, c’est de la musique assez romantique. J’ai trouvé ça magnifique.
Quelle est la place du rap à Cuba ?
C’est la musique de tout le monde. Ce n’est pas seulement la musique des jeunes. Tout le monde les connaît. Les blogueurs, les intellos, les glandeurs… Toutes générations confondues.
Ce n’est pas comme ça partout.
C’est vrai. Barbaro et Silvito sont venus pour la première du film. Leur réaction, c’était: “La France est une nation de hip-hop, c’est incroyable.” À côté, la scène cubaine paraît bien plus petite. En revanche, le public est plus varié. Chez nous, il n’y a pas, comme là-bas, des grand-mères qui viennent au concert. Mais là où j’ai été surpris par la popularité de Los Aldeanos, c’était en Colombie.
Il y a une scène dans le film où l’on vous voit vous faire arrêter. Vous avez eu beaucoup de problèmes sur le tournage ?
Oui, j’en ai eu beaucoup mais parce que ce sont des rappeurs très contrôlés donc tous ceux qui gravitent autour d’eux se font contrôler et ont des problèmes. Donc oui, je me suis retrouvée plusieurs fois au poste mais je restais juste quelques heures et ils n’ont jamais regardé ce qu’il y avait dans la caméra. Ceux qui avaient des problèmes, ce sont ceux qui nous recevaient –on logeait chez l’habitant. Ils avaient peur parce que les rappeurs passaient de temps en temps. Et les rappeurs, eux, avaient peur de perdre leur logement.
À la fin du film, il est aussi question des Serbes qui auraient financé le rap local. Vous en savez plus ?
Je me suis posé la question : pourquoi les a-t-on laissés partir faire un concert en Serbie ? En fait, l’organisation gouvernementale américaine USAID a payé un Serbe. Cette branche de la CIA est allée chercher les jeunes contestataires qui avaient réussi à renverser Milosevic, les mêmes qui ont créé Exit, le fameux festival grâce auquel Los Aldeanos est sorti de Cuba pour la première fois. Les Américains sont donc allés chercher ces gens-là pour les amener à Cuba, afin qu’ils aident à renverser le régime castriste grâce au rap. Aldo, lui, n’en savait rien. Un Serbe déboule, lui dit qu’il va créer une télévision underground, qu’il va ramener des satellites, des caméras, des téléphones et des ordinateurs. Quand tu n’as rien, tu prends. Maintenant, les membres de Los Aldeanos n’ont pas changé leur discours. Ils ne se sont pas dit : “On va être contestataires pour bénéficier de tout ça.” Pas comme de vrais mercenaires, qui partent en guerre juste pour l’argent. Ils ont accepté l’aide de ce Serbe et ont utilisé le matériel à bon escient. Au fond, ils s’en foutaient, ils n’étaient pas au courant de cette affaire de CIA.
Vous ne l’avez jamais rencontré, ce Serbe ?
Si. Il était bizarre. Il a refusé une interview, par exemple. J’ai quand même interviewé pas mal de gens, même si je n’ai pas mis d’interviews dans le film –c’était pour nourrir mes recherches. Lui, il avait refusé. Et puis, un jour, il m’a demandé si j’avais besoin d’aide et de financements. Je trouvais ça bizarre. Généralement, c’est toujours toi qui vas chercher les sous. Là, on m’a demandé si j’avais besoin de financements. Il m’a dit : « Tu peux m’envoyer ton dossier, je connais des gens. »
Vous êtes encore en contact avec Los Aldeanos ?
Il y a la mère d’Aldo qui est venue. On n’a jamais eu de contact direct avec Aldo. Avec Aldo, c’est compliqué. On s’aime beaucoup mais on ne se parle pas.
Esto es lo que hay, chronique d’une poésie cubaine, de Léa Rinaldi. En salle actuellement.