Avortement

Livrées délivrées

En février dernier, notre journaliste Hélène Coutard rencontrait Rebecca Gomperts, une docteure néerlandaise qui gère un réseau international permettant à des femmes d’avorter discrètement dans les pays qui l’interdisent grâce à des pilules envoyées par colis. Un article tout juste récompensé par le 1er prix européen Reporters d’Espoirs, que nous republions ici, alors que les États-Unis viennent de remettre en cause ce droit.

Il n’est jamais aisé de se retourner sur une vie et de pointer avec exactitude les moments charnières. De savoir à quel moment une seule décision crée une fourche entre deux destins. Sauf lorsqu’une femme avorte. Siham avait 26 ans quand elle est tombée enceinte. Cette jeune Marocaine travaillait comme femme de chambre pour une famille à Malte. Mais soudainement, la famille n’a plus eu besoin d’elle et Siham s’est retrouvée à vivre de petits ménages par-ci, par-là. C’était juste sufsant pour payer la moitié du loyer du logement qu’elle partageait avec son petit ami, qui n’avait ni emploi ni envie de l’aider. Siham n’avait jamais eu à choisir entre deux destins. Pourtant, tout était clair. Elle ne voulait pas devenir mère, pas maintenant, et pas comme ça. La jeune fille s’adresse alors à une association locale mais s’aperçoit vite qu’elle s’est trompée d’interlocuteur: l’avortement étant interdit à Malte, toutes les associations censées la renseigner ne cherchent en réalité qu’à la dissuader. Dans un commentaire sur Facebook, elle découvre le nom de Women on Web. Elle écrit un e-mail, comme une bouteille à la mer. Qui lui revient tel un boomerang: l’association va lui faire parvenir des pilules pour avorter chez elle. “À chaque fois que je demandais quelque chose, quelqu’un me répondait. J’avais très peur que ça n’arrive pas à temps, mais finalement le colis est arrivé”, témoigne-t-elle aujourd’hui, un an plus tard. Un cachet de mifépristone et plusieurs de misoprostol. Quelques pilules pour tout changer. En une nuit, tout est fini. “J’ai eu très mal pendant trois heures. Mais le lendemain, j’étais en vie, soulagée.” Deux semaines plus tard, Siham quitte son copain. Quelques mois plus tard, elle quitte Malte. “Aujourd’hui, je voyage, je suis libre, je fais ce que je veux.” Jamais elle ne s’est retournée pour contempler l’autre embranchement du destin. Jamais, non plus, Siham n’a rencontré Rebecca Gomperts. Elle ne la reconnaîtrait pas si elles se croisaient dans la rue –ce qui paraît improbable puisque des milliers de kilomètres les séparent. Pourtant, Rebecca Gomperts a changé sa vie. En créant Women on Web en 2005, en mettant en place un système international qui zigzague entre les lois pour s’ériger contre l’interdiction de faire un choix libre, alors qu’une soixantaine de pays dans le monde interdisent encore ou conditionnent strictement l’avortement, elle a permis environ 100000 avortements anonymes, grâce à des médicaments ingérés derrière des portes closes, et aidé 650000 femmes supplémentaires en leur fournissant des informations ou des contacts. Aujourd’hui, les e-mails viennent de partout. Moins de Corée du Sud, du Portugal ou d’Argentine, qui ont tous légalisé l’avortement ces dernières années ; toujours autant du reste de l’Amérique du Sud, du Moyen-Orient, d’Indonésie, des Philippines ; et surtout: ils viennent davantage, en nombre, des États-Unis et de Pologne, qui ont ajouté ces dernières années des conditions de plus en plus restrictives à des lois déjà bancales. Le Parlement européen, de son côté, vient d’élire à sa tête Roberta Metsola, une eurodéputée anti-avortement originaire de Malte, où l’Église catholique est si influente que seules les discussions sur le sujet sont avortées. Devant cette hausse des hostilités, Women on Web s’est transformée en un Amazon de l’IVG. Livrant partout et à n’importe quel prix. Faisant alors de Rebecca Gomperts la Jef Bezos de l’avortement –mais sans les milliards.

Sur la vague

À bien des égards, Rebecca Gomperts est une médecin comme les autres. Elle a cette façon typique de sa profession d’ouvrir la porte, dans un bruit de glissement et avec un geste ample, qui fait que l’on s’attend à ce qu’elle appelle un nom et s’écarte avec un sourire pressé. Elle a aussi le sens de la pédagogie des scientifiques habitués à s’exprimer “avec des mots simples” et, bien sûr, une écriture illisible. Sans compter un sacré sang-froid. Victime de campagnes de haine, la Néerlandaise n’a jamais haussé la voix. On ne l’a jamais vue s’énerver ni avoir peur. Lorsqu’elle forme d’autres femmes, elle leur conseille d’être “calmes et polies”. “Parce que c’est la seule chose qui marche, explique-t-elle. Face à une personne agressive, le réflexe humain, c’est de se refermer. Pour être écoutée, c’est important de traiter les gens avec gentillesse et ouverture d’esprit.

Et puis, simplement, parce que Rebecca Gomperts a été élevée comme ça. Sur une île néerlandaise, par des parents calmes guidés par “un sens de la justice sociale”, mais peu politisés. Enfant, à la fin des années 70, Rebecca manifeste contre le nucléaire (l’énergie et l’arme). Puis étudie la médecine, mais s’inscrit aussi en école d’art. Les études terminées, elle a 28 ans et toujours pas vraiment de vocation. “J’ai vécu une petite crise existentielle. Je n’arrivais pas à savoir ce qui me passionnait vraiment et où je pourrais faire une différence.” Rebecca embarque alors avec Greenpeace et devient médecin à bord du Rainbow Warrior II pour six mois. Le navire navigue surtout du côté de l’Amérique du Sud et reçoit à bord des gens qui ont besoin de soins médicaux. Parmi eux, énormément de femmes qui sou frent des séquelles d’avortements illégaux, pratiqués à l’arrache par des gens qui n’ont pas toujours de connaissances en médecine. Tous les ans, 22800 femmes dans le monde en meurent, selon les chi fres de l’OMS (2018). Pour la première fois, la jeune femme réalise l’impact direct des lois sur la santé. “J’avais déjà fait un stage en Guinée, où j’avais témoigné de la même situation, mais je n’avais pas la maturité pour me dire que c’était la faute de la loi. On m’avait appris que c’était celle d’un système de santé défectueux.” Sur le bateau de Greenpeace, elle a l’idée d’un navire qui abriterait des avortements dans les eaux internationales, à l’abri des lois locales. Elle en parle autour d’elle et le projet lui échappe, il prend vie. En quelques mois, un premier voyage est organisé: avec son bateau d’occasion, équipé d’un conteneur aménagé en clinique, l’organisation Women on Waves naviguera des Pays-Bas à l’Irlande, où il restera deux semaines. Comme le bateau est enregistré au Pays-Bas, ce sont les lois néerlandaises qui y sont en vigueur. L’Aurora lève l’ancre le 11 juin 2001. À bord: Rebecca Gomperts, qui vient d’atteindre la trentaine, une grande infirmière rousse du nom de Juul Bockling, la gynécologue féministe Gunilla Kleiverda, une autre chirurgienne et des matelots. Dans la cale: des centaines de préservatifs et stérilets, 250 pilules du lendemain et une vingtaine de comprimés de misoprostol. On aperçoit les côtes irlandaises après trois jours de voyage, un trajet assez long pour que l’ensemble de l’équipage ait été malade. Sur place, 25 bénévoles d’associations irlandaises les attendent. La presse est déjà là. “C’était la première fois que quelqu’un faisait quelque chose comme ça. Vous n’imaginez pas, en 2001, le niveau de controverse…” se souvient la médecin. D’autant plus que pendant le voyage, le gouvernement néerlandais a finalement décidé que le bateau n’avait pas les licences nécessaires. Toute l’opération s’e fondre. Aucun avortement n’est possible. Mais quelque chose d’autre se passe: le téléphone à bord ne cesse de sonner. “Les associations locales nous avaient dit qu’aucune femme n’appellerait ou ne viendrait. En réalité, on a reçu une centaine d’appels par jour et des femmes sont mêmes venues en nous disant: ‘Donnez-moi ces pilules!’ Ça a vraiment montré à quel point le besoin était là.” Pendant quinze jours, c’est Juul Bockling qui répond au téléphone. Plus de 20 ans après, l’infirmière se souvient de tout. “La plupart des femmes étaient désespérées, et beaucoup n’en avaient parlé à personne. Elles avaient tous les âges, elles étaient célibataires, mariées, irlandaises, réfugiées… Et certaines avaient été violées.” À l’époque, Juul Bockling note dans son carnet: “J’écoute des histoires à briser le cœur murmurées honteusement. Je leur donne les numéros de cliniques en Angleterre et aux Pays-Bas ainsi que les noms des compagnies aériennes les moins chères. L’idée que les associations irlandaises n’osent même pas donner ces informations me choque.” Les semaines suivantes, beaucoup de femmes continuent d’appeler, juste pour discuter avec Juul, la seule personne à qui elles ont avoué être enceintes. Women on Waves parvient à prescrire des pilules du lendemain et des contraceptifs. Et fait la une de tous les journaux en Irlande. “Quand j’y repense maintenant, raconte Rebecca Gomperts, tout ce qui s’est passé sur le bateau en 2001 a été un catalyseur, ça a provoqué un débat et ça a uni des gens qui, ensuite, ont fait campagne pour le référendum sur l’avortement de 2018 (lors duquel le ‘oui’ l’a emporté par 66% des sufrages exprimés, ndlr). Parfois, les effets sont juste très longs à se concrétiser!” C’est en Irlande aussi que Rebecca Gomperts a réellement, et définitivement, trouvé sa vocation. Juul Bockling se souvient d’elle arrivant dans le port de Dublin et apercevant la foule de journalistes au loin, prenant un stylo et commençant à gribouiller un discours en se rongeant les ongles. “Elle a écrit ‘Bonjour, je m’appelle Rebecca Gomperts’ et elle n’a pas eu le temps de continuer. Mais à l’arrivée, elle a délivré un discours clair, courageux et sans hésitation.” S’il ressemble à un échec, le premier voyage de Women on Waves s’est donc transformé en réussite: l’association prouvera d’ailleurs à son retour au ministère de la Santé néerlandais la légalité totale de son action. Et la porte s’ouvrira pour les voyages suivants.

Plus de 8000 mails par mois

Viennent ensuite la Pologne, le Portugal, l’Espagne, le Guatemala, le Maroc, le Mexique. Du 50/50. En Pologne, elles sont accueillies par des hordes d’hommes qui crient “bienvenue les nazies!”, le bateau est condamné, l’association doit payer une taxe, mais elles parviennent à délivrer des pilules. Au Guatemala, elles sont “immédiatement chassées”, rit jaune Rebecca Gomperts. En Espagne, les médicaments sont administrés sans problème dans les eaux internationales, tout comme au Mexique. Au Maroc, rien à faire, la police intervient et des manifestants anti-avortement deviennent violents. Au Portugal, en 2004, l’armée envoie deux navires de guerre pour stopper le bateau en mer. Le Parlement européen s’enflamme sur la question. Rebecca est invitée dans un talk-show portugais. Elle en profite pour déclarer pour la première fois en direct à la télévision comment les médicaments peuvent être utilisés pour avorter seule, comment s’en procurer et le numéro de la hot-line mise en place par Women on Waves pour les guider. Là encore, le téléphone explose. Ce genre de hot-line deviendra par la suite un classique de l’activisme sud-américain pro-avortement. En direct, Rebecca, alors âgée de 38 ans, dit aussi autre chose pour la première fois: elle-même a avorté “il y a longtemps”, et aujourd’hui, elle est enceinte de son premier enfant. “Je ne l’avais jamais dit avant parce que quand vous dites que vous avez avorté et que vous faites ce genre de travail, tout le monde pense ‘ah voilà, c’est pour ça que vous faites ça’, et je réponds toujours: ‘Si toutes les femmes qui ont avorté se battaient pour que ça devienne légal, le monde serait bien diférent!’” Mais ce jour-là, la Néerlandaise dépasse son malaise quant à “la psychologisation des motivations des gens”: “Je voulais montrer qu’on peut choisir un avortement et être heureuse de devenir mère quand on le désire quelques années plus tard. Ça me permettait de mettre les choses en perspective.” Le Portugal légalisera l’avortement trois ans après, en 2007. Mais cette année-là, Rebecca Gomperts est déjà sur un autre projet, dont l’idée est justement née au Portugal. C’est Gunilla Kleiverda, souvent décrite comme sa collaboratrice la plus proche, qui raconte: “Après son intervention à la télé, on a décidé de mettre en ligne un protocole pour expliquer comment avorter avec le misoprostol. C’était le tout début de la télémédecine. Et on a réalisé que via Internet, on pouvait aider beaucoup, beaucoup plus de femmes qu’on ne pourrait jamais le faire avec le bateau.

Je voulais montrer qu’on peut choisir un avortement et être heureuse de devenir mère quand on le désire quelques années plus tard
Rebecca Gomperts

L’objectif change: il s’agit désormais d’aider le monde entier. Women on Waves devient Women on Web. Rebecca Gomperts enregistre la société au Canada, puis son activité de médecin en Autriche, où il est permis de prescrire des pilules pour avorter par télémédecine. Elle sélectionne ensuite un partenaire et une pharmacie en Inde pour envoyer les colis. Le tour de passepasse est complet: tout est légal. “On a commencé à diriger les e-mails qu’on recevait sur Women on Waves vers Women on Web. Très vite, il y a eu beaucoup de demandes.” WOW, comme on appelle souvent la structure, répond à toutes les sollicitations: dans les pays où l’avortement est légal, l’association indique aux femmes vers qui se tourner, et dans les autres, celles qui sont enceintes de dix semaines maximum se voient envoyer une combinaison de mifépristone et de misoprostol (le misoprostol peut sufre mais le taux de réussite se rapproche des 99% avec la combinaison des deux médicaments). Le colis pouvant mettre jusqu’à deux semaines à arriver à destination, cela permet de rester dans les limites recommandées par l’OMS de douze semaines de grossesse pour un avortement médical. Le mifépristone bloque l’action de la progestérone et facilite le détachement de l’embryon, alors que le misoprostol stimule de puissantes contractions. Le résultat est très semblable à une fausse couche naturelle. Avec des chercheurs, Gomperts publie en 2017 une étude scientifique examinant l’expérience de 1000 femmes en Irlande: d’après les chifres, un avortement assisté par WOW est aussi efcace et sûr qu’une IVG chirurgicale. Aux 5% de femmes connaissant des complications, WOW conseille d’aller consulter un médecin en afrmant avoir fait une fausse couche. Aujourd’hui, l’association, qui compte environ 40 personnes dont dix docteurs et 23 bureaux partout dans le monde, est composée de bénévoles qui peuvent répondre dans près de 20 langues, reçoit plus de 8000 mails par mois, dont certains en provenance des pays les plus stricts envers les femmes: l’Afghanistan, l’Irak, l’Arabie saoudite… “Ce qui est compliqué dans ces pays, c’est que les femmes ne peuvent pas prétendre à une fausse couche en cas de complications puisqu’elles ne sont pas supposées être enceintes hors mariage, mais pour cela, on envoie toujours plus de misoprostol que nécessaire”, note Rebecca Gomperts.

Des robots contre le pro-life

Pourquoi l’avortement est-il un sujet si sensible? Qu’y a-t-il de si intolérable à l’idée qu’une femme décide que ce n’est pas le bon moment pour elle d’avoir un enfant? Gomperts a eu plus de 20 ans pour se poser ces questions. Elle en est revenue avec la réponse suivante: l’avortement touche à trois grands intouchables que sont la religion (“On ne parle d’avortement dans aucun texte religieux, mais les gens le lient quand même à Dieu”), le rapport de force entre hommes et femmes (“C’est menaçant pour un homme d’être face à une femme qui refuse d’avoir son enfant, ils sont dépendants des femmes pour se reproduire”) et enfin la politique (“Les gouvernements ont toujours utilisé la natalité pour maîtriser la croissance, comme en Chine, où la politique de l’enfant unique a été créée pour éviter la surpopulation, mais est aujourd’hui révoquée pour pallier le vieillissement de sa population”). Ceux qui se sont renommés les pro-life –plus vendeur que d’être “anti-choix”– puisent généralement leurs revendications dans ces trois piliers, mais le premier est celui qui inquiète le plus la Néerlandaise depuis quelques années. “Ce n’est pas la religion en général qui est contre l’avortement, ce sont les groupes de fondamentalistes constitués en mouvements, généralement venus des États-Unis, et qui s’unissent contre tout ce qui, d’après eux, va à l’encontre des valeurs familiales, explique-t-elle. Aujourd’hui, ce sont eux qui investissent des fortunes dans les lobbys anti-avortement.” Eux qui, à pas feutrés, dans les régions isolées, sur les bancs des lieux de culte, sous forme institutionnelle dans les couloirs du Parlement européen ou sous forme de groupes indépendants sur les réseaux sociaux, où ils visent particulièrement les jeunes, imposent leurs idées sans faire de bruit, car la peur et la honte qu’ils exploitent sont toujours silencieuses. Ces dernières années ont vu une forte organisation de ces groupes, qui ont développé des tactiques efcaces. Rendre l’avortement simplement moins accessible en est une: aux États-Unis, une IVG coûte en moyenne 504 dollars et les cliniques sont sujettes à tant de taxes –sans parler des frais de sécurité pour contenir les manifestants squattant sans cesse leurs parvis– que beaucoup d’entre elles ont dû fermer. Résultat, il y a aujourd’hui davantage de Crisis Pregnancy Centers (CPC), des centres qui ressemblent à des cliniques mais dont le but est uniquement de convaincre les femmes de ne pas avorter, que de vraies cliniques dans le pays. “Et ça se développe également en Europe”, prévient Rebecca Gomperts. Mais la pièce maîtresse du plan des pro-life tend à devenir la justice. Donald Trump avait prévenu dès sa campagne en 2016: il ne nommerait à la Cour suprême que des juges conservateurs contre l’avortement, afin de revenir sur l’arrêt “Roe vs Wade”, qui a déclaré en 1973 toute loi anti-avortement anticonstitutionnelle. Il a tenu promesse en en nommant trois, et le pays s’attend désormais à ce que la Cour suprême enterre l’arrêt historique à l’été 2022. Vingt-six États américains pourraient alors en profiter pour interdire l’avortement. Ce modèle lui aussi s’exporte, hélas. “La Pologne a choisi la même stratégie en désignant des juges conservateurs. Une fois que vous avez le système judiciaire, vous pouvez facilement minimiser les droits civiques”, soupire Rebecca Gomperts.

En réponse, WOW, principalement financée par des dons de particuliers, a décidé de se dédoubler. Stickers collés dans les toilettes des bars ou sur les Abribus à Belfast, Cracovie ou Caracas, hot-line 24h/24 gérée en coordination avec des associations locales, formation sur le terrain en Afrique et en Asie. Et, aux États-Unis, création en 2018 d’une nouvelle structure d’aide à l’avortement: Aid Access. Le tout premier e-mail est arrivé vite, de la part d’une adolescente de 14 ans enceinte après un viol. Le second provenait d’une mère de deux enfants vivant dans sa voiture après avoir fui un mari violent. Se sont ensuivis 57000 autres dans les deux premières années. Habituée à lire toutes ces histoires, Rebecca n’est aucunement perturbée par les nouvelles restrictions à l’avortement mises en place au Texas en octobre dernier. “Ils ont réduit l’autorisation à six semaines, c’est ridicule, et on continuera d’envoyer des pilules à toutes les femmes jusqu’à dix semaines”, dit-elle en haussant les épaules. Depuis peu, Aid Access a même mis en place une nouvelle option: recevoir des pilules avant même d’être enceinte, en prévision de nouvelles lois encore plus restrictives ou pour celles qui vivent dans les régions isolées. Les demandes pleuvent déjà. Après avoir, comme Amazon, fait appel à des robots et des drones pour assurer les livraisons et s’être heurtée à un durcissement de la législation sur ces derniers, WOW s’est en outre récemment tournée, pour acheminer ses pilules, vers de petits robots blancs à roulettes, sortes de sosies de la copine de Wall-E. Avec toujours le même objectif: utiliser la confusion entre les diférentes lois et en montrer le ridicule. Comme à l’époque du bateau de Women on Waves, Rebecca s’amuse: “Si depuis Amsterdam, mon fils guide un robot qui part du Mexique et arrive au Texas, quelle loi compte?

Juste une autre pilule

Women on Web a aussi suivi de près la façon dont le Covid a eu un impact sur l’avortement. Un an après le début de la pandémie, le Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP) révélait dans une étude que douze millions de femmes avaient connu des perturbations dans leur prise en charge auprès des services de planification familiale, provoquant 1,4 million de grossesses non désirées durant cette période. Contraints de s’ouvrir à la télémédecine pour désengorger les hôpitaux pris d’assaut, des pays comme l’Irlande, l’Angleterre, puis la France ont autorisé l’utilisation de médicaments à la maison –jusqu’à neuf semaines de grossesse pour la France. Chez WOW, on a tout de suite vu la diférence: les e-mails venant de France et d’Angleterre ont connu un bond au début du confinement, pour redescendre à partir de l’autorisation de la télémédecine. Une étude publiée sur le British Medical Journal montre même que les Françaises ont préféré cette expérience, citant d’abord des raisons de discrétion et de confort. La pandémie aura permis de réaliser que dans la plupart des cas, une femme qui choisit un avortement médical n’a pas besoin de voir un médecin en personne. À l’inverse, dans les pays n’ayant pas autorisé la télémédecine, les demandes auprès de WOW ont explosé. Laura* en a vécu l’expérience. Cette Française de 28 ans travaillait au Maroc lorsque le Covid a frappé le pays, le poussant à interrompre tous les vols. En demandant autour d’elle, tout ce qu’elle obtient alors est le nom d’un gynécologue, qui demande 4000 euros. Laura se retrouve bloquée. Les semaines passent. Elle découvre WOW à cinq semaines de grossesse. “Ça s’est bien passé, sans trop de douleurs, mais j’ai continué à saigner un peu pendant huit jours.” Psychologiquement, les semaines qui suivent sont plus difciles que ce à quoi elle s’attendait. Un mail de prise de nouvelles de WOW l’encourage à aller lire les témoignages d’autres femmes sur le site de l’association. “J’aurais sûrement aimé voir un médecin en vrai, mais les échanges avec elles m’ont toujours rassurée, on sent qu’il y a un être humain derrière”, dit-elle. Alors que dans certains pays, notamment au Brésil et aux Philippines, les colis de WOW sont encore parfois stoppés à la douane, Rebecca Gomperts, elle, pense déjà à la suite. Un monde dans lequel le misoprostol ne serait qu’une pilule de plus. “On encourage les femmes à prendre la pilule contraceptive, avec tous ses effets secondaires, on leur dit aussi de prendre la pilule du lendemain en cas d’accident. En quoi est-ce différent de prendre une autre pilule au moment où l’on s’aperçoit que l’on n’a plus ses règles? Pour moi, ce n’est même pas un avortement, c’est juste un médicament pour retrouver ses règles.” Pour en arriver là, la docteure Gomperts cherche désormais à faire financer les recherches nécessaires pour faire valider le misoprostol à petites doses comme une nouvelle forme de contraception. Elle voit cela aboutir dans les dix ans. En attendant, son téléphone sonne encore. Au bout du fil, une jeune femme à l’accent américain qui a avorté il y a quelques jours. Rebecca prend le temps de répondre, jusqu’au prochain coup de fil. C’est ce qui arrive quand on donne son numéro personnel à toutes les femmes qui veulent choisir.

* Le prénom a été changé.

Par Hélène Coutard, à Amsterdam. Photos: Jan Mulders pour Society