Le CICP, Centre international de culture populaire, est niché au bout d’une rue tranquille et sans véritable charme, pas très loin de Nation. Le bâtiment, qui sert en temps normal de refuge (boîte postale, salle de réunion, etc.) à de nombreuses structures engagées, des éditions Libertalia à Génération Palestine, est surtout connu pour ses concerts de solidarité du dimanche après-midi. Ska militant et oi! revendicative au programme.
Après la porte blindée, puis quelques marches d’escalier, le minuscule hall d’entrée se présente, bordé d’un présentoir de tracts et autres objets de propagande qui font écho aux autocollants sur la machine à café en matière de poésie révolutionnaire –“Mangez les fafs, pas les animaux”. Une ambiance perdue quelque part entre la salle polyvalente de lycée autogéré et les bonnes années de la fac de Tolbiac. Il faudra patienter ensuite devant la grande salle, en équilibre sur des chaises hautes de cafétéria, en attrapant au vol des bribes de conversation parsemées d’imparables “comme disait Lénine”. Un porteur de t-shirt “Podemos” violet (presque la seule touche de fantaisie en matière de couleur) disserte dans la langue de Cervantes avec un sosie de Gael Garcia Bernal. Nous sommes clairement au bon endroit.
Aucune angoisse
La précédente réunion se termine, respectant scrupuleusement sa réservation. Les premiers arrivés investissent les lieux et disposent dans la bonne humeur les rangées de sièges. L’autogestion commence par la discipline librement acceptée. Le public, petit à petit, remplit l’espace. La moyenne d’âge s’avère plutôt élevée. Les jeunes, étudiants ou non, souvent en couple, viendront s’installer au dernier moment, debout contre le mur pour beaucoup.
Thomas Piketty se fraie un chemin, tout sourire, iPhone à la main, chemisette, pantalon impeccable et droit, un quasi-look de mod, coupe comprise. Aucune angoisse ne transparaît alors que son ouvrage concentre un feu nourri d’une gauche radicale qui le voit au mieux en miroir aux alouettes de la contestation, au pire en trompe-l’œil keynésien face aux nécessités de la révolution. La modératrice des débats annonce qu’Olivier Besancenot aura quelques minutes de retard, son bureau de poste est en grève et il n’a donc pas pu partir à l’horaire habituel. Un petit rire part sur le coté droit : “Ils travaillent plus à La Poste quand ils sont en grève.” Il semblerait que les fondamentaux soient à revoir.
Des membres d’Attac se pointent en voisins et font poser dès son arrivée le leader du NPA sur une des chaises dont on apprend qu’elles ont été réquisitionnées à la succursale HSBC de Bayonne… Olivier Besancenot se charge de l’intro. Ou plutôt, nous livre sa fiche de lecture. Sérieuse et appliquée. Qui ne tarit pas d’éloges pour le pavé de Piketty. Pour le sérieux du travail et surtout la “bouffée d’oxygène” que constitue ce best-seller, notamment “dans le contexte actuel”. Cet hommage est l’occasion d’envoyer quelques piques à ceux qui trimballent leur obsession “bismarckienne” ou enfilent “des marinières pour se donner un genre”. Et aussi à sa propre famille politique : “On peut se demander pourquoi un tel livre ne vient pas de chez nous” – comprendre de chez les marxistes.
“Troïka m’a tuer”
Thomas Piketty ne boude pas son plaisir et s’offre quelques gourmandises de circonstance dans ses réponses : “Je ne sais pas qui est le plus révolutionnaire de nous deux, moi, je veux juste réussir la révolution.” L’assistance écoute attentivement. Lorsque viendra l’heure des questions, personne ne troublera la convention toute scolaire des échanges. À part quand le traditionnel militant sans âge avec fort accent anglais de la Ligue trotskiste de France, secte marxiste-léniniste, qui vend son organe, Le Bolchevik, à la sortie de tous les manifestations ou événements vaguement de gauche fera lâcher à l’animatrice un soupir résigné en se levant avec son journal dans les mains. Ou lorsque la modératrice décidera de donner la parole aux femmes, renvoyant dans les cordes de leur machisme exacerbé les messieurs qui râleront de se sentir ainsi obligés de céder leur tour au nom de la parité.
Pour le reste, cela questionne sévère sur la Grèce, à coups de “Troïka m’a tuer”. La dette est disséquée, la création monétaire invoquée, Podemos se grime en Barça de la radicalité (tout le monde aime sans savoir pourquoi) et le rôle du politique face à l’économique cisèle l’ensemble des propos d’une précieuse dentelle théorique. Le tout dans les strictes limites de la politesse. La seule attaque : une vague accusation d’être “mainstream”.
Finalement , Thomas Piketty s’offrira le luxe d’un petit hara-kiri symbolique auprès des sympathiques militants en face de lui : “Vous savez, je ne suis qu’un chercheur en sciences sociales, et qu’est-ce que c’est ? C’est un citoyen qui a la chance d’être payé à consulter des archives et des données.”