
Au cours de sa longue carrière qui l’a mené aux quatre coins du monde, Ennio Morricone a croisé pas mal de choses étranges. Pourtant, il se dit que le compositeur n’a jamais rien vu d’aussi fou qu’en Géorgie un jour de printemps 2018. À l’époque, l’Italien se produit avec son orchestre à la Black Sea Arena qui, comme son nom l’indique, jouxte la mer Noire. Le lendemain de sa performance, le maestro se repose face à la mer quand il croit dérailler. Devant ses yeux hallucinés, un ballet surnaturel: un immense arbre se tient fièrement debout et vogue sur les flots. Le vieil homme se met à pleurer et exige qu’on l’emmène immédiatement chez le médecin: il perd la tête. Mais Ennio Morricone n’est pas fou. Les pêcheurs qui jettent leur ligne depuis la digue de Shekvetili et assistent presque quotidiennement au passage de gigantesques arbres voguant le long de la rive, tractés par des bateaux, pourraient le lui confirmer. La scène est bien réelle, et elle est le fait d’un seul homme, dont la lubie consiste à acheter des arbres centenaires, qui pour certains atteignent la hauteur d’un immeuble de quinze étages, et à les replanter chez lui, dans son arboretum personnel. Pour prix de sa passion, il paye des communautés vivant sur la côte géorgienne afin de s’octroyer le droit de déraciner leurs chênes, tulipiers et eucalyptus les plus majestueux. Il paye aussi pour tout ce que cela implique: détruire d’autres arbres, déplacer des câbles électriques, paver des routes. Récemment, cet homme a même fait venir des baobabs énormes depuis le Kenya. Ce n’est jamais vraiment un problème. Car quand il veut quelque chose, Bidzina Ivanichvili met les moyens qu’il faut pour l’obtenir. Qu’il s’agisse de son parc personnel ou de la destinée de son pays.
Voilà plus d’une décennie désormais qu’Ivanichvili est l’homme qui fait la pluie et le beau temps en Géorgie. Arrivé démocratiquement au poste de Premier ministre en 2012 avec son parti Rêve géorgien, l’oligarque s’est progressivement accaparé tout le pouvoir et a réduit l’opposition à la portion congrue. Récemment, le média Politico lui consacrait un portrait titré “The man who bought a country ” (“L’homme qui a acheté un pays”). Bien vu: avec sa fortune évaluée à plus de six milliards d’euros, l’homme a d’abord financé la création de son parti, avant de tricoter un système clientéliste en achetant la loyauté de groupes influents ou en plaçant ses hommes de paille aux postes clés d’un gouvernement dont il tire les fils depuis l’ombre. Car hormis une période d’un an en tant que Premier ministre et un titre honorifique de président de Rêve géorgien, Bidzina Ivanichvili n’a officiellement aucune fonction. Pourtant, personne ne doute que c’est lui qui décide de tout. “Personne ne le voit jamais, mais il est partout. Si Bidzina ne veut pas, rien ne se fait. Tout lui appartient en Géorgie. C’est une sorte de personnage omniscient qui contrôle tout, comme Dieu”, affirme Gocha Javakhishvili, l’ancien ambassadeur de Géorgie en France.