
“Mais d’où viennent-ils, ces vautours qui guettent la surface des eaux?” Assis sur sa fragile chaise en plastique, Carlos observe les oiseaux noirs tressautant à ses pieds en démêlant les nœuds du filet de pêche qu’il a accroché aux branches d’un fromager, ces arbres géants et sacrés des communautés indigènes. Derrière lui, une pirogue rouge regarde passer les flots remuants et bruns du Rio Cauca, cette rivière qui fend sur 1 350 kilomètres les vallées encaissées et les forêts luxuriantes de l’Ouest colombien, du sud au nord. Cela fait longtemps maintenant que les habitants de Beltran, un petit hameau situé dans le département de Risaralda, se sont habitués à la présence des charognards. “Si la rivière pouvait parler, elle raconterait la mort et toutes les douleurs qu’elle porte”, murmure le pêcheur de 49 ans, les yeux rivés sur l’écume bouillonnante à la surface des rapides. Comme toujours, la présence des rapaces annonce l’arrivée des corps: depuis la fin des années 1980, ils sont des centaines à s’être échoués sur les rives de Beltran. “La première fois qu’un corps est apparu, il faisait nuit, se rappelle Carlos. C’était à l’heure des premières pêches du matin, une ambiance étrange flottait sur l’eau et nous l’avons vu, décomposé. C’est comme ça qu’a commencé pour nous l’histoire de la peur.”