Le TER 200 n°96203 file à travers la nuit, campagne alsacienne froide et plate à l’Est, Vosges enneigées à l’Ouest. À 181 km/h. À 194 km/h. À 201 km/h. “Il est bon, il est bon”, lance Sarah* en observant son téléphone portable posé sur la table d’un carré de train. Une application de mesure de vitesse affiche des chiffres blancs sur fond noir. Le record officiel est de 207 km/h. Autour, Emma et Chloé somnolent, mais jettent quand même un œil. Il doit être 6h30. “Il faut bien s’occuper, on commence à en avoir marre de ce train, dit Sarah. Bienvenue dans la vie du TER 200.” Le TER 200 tire son nom de sa vitesse maximale sur les plaines d’Alsace. Au total, six wagons corail tirés par une locomotive BB 26000 qui relient Strasbourg à Bâle en traversant le Haut-Rhin: Sélestat, Colmar, Mulhouse, Saint-Louis. Chaque matin, le TER 200 qui part de Strasbourg à 6h21 voit ses fauteuils bleu électrique envahis par une cohorte de voyageurs mal réveillés. Certains dorment, d’autres prennent leur petit-déjeuner, la plupart ouvrent des classeurs, découpent des feuilles, corrigent des cahiers au stylo rouge. Ce sont, comme Sarah, comme Chloé et Emma, des professeurs des écoles.“Le train en est rempli, siffle Sarah, 24 ans et débutante dans le métier. T’en as au moins dix par wagon.” Emmitouflée dans sa doudoune, la jeune femme salue collègues et anciens camarades de promo. Tout le monde se connaît. Elle dit: “Nous sommes les travailleurs de l’ombre.”
Les enseignants du train de 6h21 partagent un horaire et une hantise: le Haut-Rhin. Le département alsacien leur propose deux types de poste: les grands groupes scolaires des cités de Mulhouse ou les petites écoles des villages reculés, deux options qui font peu d’envieux. Emma est une jeune fille aux cheveux lisses, discrète. Deux ans plus tôt, quand elle a été reçue au concours de l’IUFM, elle a pleuré. Ce n’était pas de la joie. Admise de justesse, elle savait que les premiers avaient droit à Strasbourg et au Bas-Rhin, les autres à Mulhouse et au Haut-Rhin. “On me disait d’être heureuse mais je n’y arrivais pas, je chialais. J’ai atterri dans un petit village. Je ne savais même pas où c’était, j’ai dû chercher sur Google Maps. J’ai pensé à quitter Strasbourg mais c’est impossible, j’y ai mes amis et mon copain ; et ici il n’y a rien.” Cette année, la dernière place dans le Bas-Rhin a été distribuée au 112e des 160 reçus. Les suivants sont dans le train. Cholé prend la parole, soupire. “Avec Sarah, on a fini à quelques places près. T’imagines? Quelques points de plus ou de moins, ça te change la vie pour cinq ans, six ans, peut-être quinze ans.” Sarah corrige:“Ça te pourrit la vie.”
Jus de pomme, prime time et abstinence
Le mardi matin est unanimement reconnu comme le pire jour de la semaine par les trois filles: la fatigue du lundi dans le corps, le bout du tunnel trop loin pour voir la lumière. Quand le réveil a sonné à 4h55, Sarah a eu du mal à ouvrir les yeux. Elle a oublié sa carte bancaire et n’a pas eu le temps de préparer ses tartines et son jus de pomme habituels. Elle prie pour que le contrôleur ne passe pas, se repoudre les joues dont elle n’a pas eu le temps de s’occuper. “Je suis horrible, t’as vu les cernes? Hier, je me suis endormie sur mon ordinateur à 21h30 et je me suis réveillée au milieu de la nuit, j’avais encore la serviette mouillée sur les cheveux.” Emma n’est pas beaucoup plus en forme. “J’ai fait des gâteaux pour mes élèves jusqu’à minuit. Quelle idée! Pourquoi je fais ça? Ce matin, j’avais des vertiges.” Chloé? Chloé dort.“Vas-y, lève un index si tu nous entends, fait Sarah. J’y crois pas, elle pionce vraiment.”
La vie des enseignants du TER 200 est une course. Réveil, douche, café. Sprinter pour avoir le tram de 5h37 qui conduit à la gare ou pédaler dans le froid. Être sur le quai entre 6h05 et 6h15, le temps d’une cigarette avec les copines. À 6h19, monter à bord. Cinquante-trois minutes de trajet, descente du train le plus vite possible, nouvelle course dans la gare de Mulhouse pour se glisser dans le bus de 7h16. Dix minutes sous les lumières blanches du car. Dernière cigarette avant les photocopies et le début des cours: 7h50. Le soir, rebelote, en sens inverse, pour tenter d’avoir le premier train, à 16h16. Sinon, attendre 16h46 ou 17h16. La semaine finit par ne plus être qu’une question de temps, ou plutôt d’absence de temps. Que reste-t-il quand la journée de travail commence à 5h et se termine à 20h?“Moi, c’est douche-boulot-manger-dodo, détaille Chloé. En théorie, il faudrait se coucher à 21h pour être en forme.” Sarah: “L’autre jour, il y avait Intouchable à la télé, j’ai regardé, le lendemain j’étais morte.” Une feuille horaire sur laquelle il n’y a plus beaucoup de cases et peu de place pour les autres. Sarah, jeune mère d’une petite fille d’un an et demi, a un regard à la fois dur et malicieux et traverse la fatigue grâce à son humour pince-sans-rire. “Mulhouse, c’est la fin du sexe, plaisante-t-elle. La vérité, c’est que quand tu rentres le soir, tu as même plus la force de parler. Et forcément, tu te prends aussi plus la tête.” Chloé n’a même pas ce privilège. “Mon mec, il est cuistot, il travaille jusqu’à minuit. Ce matin, il m’a dit: ‘Peut-être à ce soir.’ Tu parles, on ne se voit jamais la semaine. Je lui ai dit: ‘À samedi.’”Emma sourit, dit que le sien se cogne toujours dans le lit quand il vient se coucher, que ça la réveille, que ça l’énerve. “Mais il est compréhensif, le soir il me fait à manger, il voit bien que je suis K.-O.”
“On nous rembourse seulement 70 euros. On y passe 20 heures par semaine”
Pour quitter cette vie, le Haut-Rhin et les allers-retours en train, il faut espérer un poste dans le Bas-Rhin, disponible à la seule condition qu’un enseignant fasse le chemin inverse. Le déséquilibre de la balance entre les deux départements est abyssal: il y a peu de places, et celles-ci se jouent à l’ancienneté. “On marque des points si on est marié, si on a des enfants, mais surtout avec les années d’expérience, récite Emma. Là, par exemple, j’ai un an de séparation de mon conjoint, avec qui je suis pacsée, et j’ai à peine 200 points alors que l’année dernière, ceux qui ont été mutés en avaient plus de 600. Faudrait que je fasse des gosses, mais bon…” Le train ralentit, une odeur de caoutchouc brûlé monte dans le wagon. “Les freins, mécanise Sarah. Le chauffeur a voulu aller trop vite. On arrive à Colmar, c’est déjà l’air pourri du Haut-Rhin.” Une question qui semble logique fait éclater de rire les filles: pourquoi ne pas s’installer à Mulhouse? Sarah riposte la première: “Ça va pas ou quoi? Tu ne connais pas la ville, on en reparle à la fin de la semaine.” Mulhouse est une ancienne cité ouvrière –c’est-à-dire beaucoup d’ouvriers mais plus de travail– où 31% des 280 000 habitants vivent sous le seuil de pauvreté. C’est dans l’une des nombreuses cités de la ville que Sarah et Chloé découvrent cette année l’enseignement. “On a que des cas”, dresse Sarah. Elles ont chacune dans leur classe des bêtes noires, des élèves en difficulté qu’il faudrait suivre quasi individuellement ou des durs qui sèment la terreur. Celui d’Emma s’appelle Eddy. “Pourvu qu’il soit malade”, ironise-t-elle en fermant les yeux, comme pour prier. Chloé soupire:“On peut pas se débarrasser d’un ou deux? Ce serait tellement pratique.”
Pour Sarah et Chloé, cette année de TER est la première de leur vie d’enseignante. Elles se demandent si elles seront capables d’apprendre à lire, écrire, compter à des enfants. Elles gagnent 1 600 euros net par mois, dont 202 partent directement dans le train, qui ne quitte jamais vraiment leurs pensées. “On nous rembourse seulement 70 euros. On y passe 20 heures par semaine, a calculé Chloé. Ça fait presque deux jours de travail en plus par rapport à ceux qui sont dans le Bas-Rhin.” Sarah, la seule à être mère, se dit épuisée les dernières semaines avant les vacances. Aujourd’hui, elle arrive en classe sans avoir pu préparer ses leçons. “On a plus de pression, à cause du train. Il faut optimiser son temps, gérer la fatigue. La vérité, c’est qu’on ne peut pas en faire autant que les autres.” À la question de savoir si elles regrettent, elles répondent pourtant sans la moindre hésitation. “Bien sûr que non!” “J’adore mon métier et puis, j’ai rencontré les filles dans le train. Au moins, on se fait des amies”, souffle Emma. Il est 7h13. Le train décélère, annonçant l’arrivée en gare de Mulhouse. L’armée des professeurs des écoles se presse dans le couloir, les trois filles enfilent leur sac de randonneur sur le dos. Sarah sourit du reflet qu’elle entrevoit dans la vitre:“Les cahiers des élèves à corriger…” Quelques minutes plus tard, le contrôleur finit par passer. “Elles sont descendues les instits?, interroge-t-il.Je fais souvent ce trajet, c’est fou le nombre qu’il y a. Là, je viens de contrôler un groupe de six filles, sympas. Elles vont à Saint-Louis. Elles trouvent que c’est une ville de merde.”
*Les prénoms ont été modifiés.