VISION

Andres Serrano : “J’aime ma photo de Donald Trump, il est beau dessus”

Devant l’objectif d’Andres Serrano : le Ku Klux Klan, des cadavres et Donald Trump. Le sulfureux créateur du Piss Christ –un crucifix noyé dans de l’urine– expose en ce moment le travail d’une vie à Bruxelles. Rencontre dans le canapé d’un palace parisien avec un outsider.

Pourquoi cette fascination pour les sujets polémiques ?

La question ce n’est pas “pourquoi ?”, mais “pourquoi pas ?”. Pourquoi ne pas travailler avec le Ku Klux Klan ? Je ne suis pas blanc, je suis hispanique. Du coup, ça a du sens, c’est un challenge. Si j’étais blanc, je ne pense pas que je les aurais photographiés, ça n’aurait pas été un challenge. J’aime les défis, j’aime aller où je ne suis pas censé aller. J’ai aussi voulu faire une exposition appelée « Merde » et photographier des étrons en gros plan –même si la merde a déjà été utilisée : Manzoni en a mis dans une boîte de conserve, sans qu’on ne sache vraiment si elle est dedans… À la fois parce que la merde, c’est tabou, et parce que l’utilisation du terme “merde” aux États-Unis, dans la langue anglaise, est très courante : good shit, bad shit, bullshit, stupid shit, funny shit, dumb shit, holy shit... Et tous ces excréments étaient dans mes photos : j’ai eu la merde sacrée d’un prêtre, la merde freudienne de mon psychanalyste.

 Quand avez-vous commencé vos séries de photos ?

Le travail que je fais, je le fais en tant qu’artiste et pas en tant que photographe. Si j’avais pensé mon travail en tant que travail photographique, je n’aurais rien fait. Quand je suis allé à l’école d’art, j’avais 17 ans. J’ai étudié la peinture et la sculpture à la Brooklyn Museum Art School mais je n’ai jamais étudié la photo. Là-bas, j’ai découvert Marcel Duchamp. Ce que Duchamp m’a appris, ce qu’il apprend à tout le monde d’ailleurs, c’est que tout, et la photo également, peut être un art. Je me définis comme un artiste qui a choisi la photo pour pratiquer son art. Quand je faisais la série Body Fluids (en 1987, ndlr), je représentais les fluides d’une manière très abstraite. Pour les monochromes, j’ai utilisé du sang, de la pisse, du sperme et du lait. Je faisais des images comme “milk-blood” qui est une référence à Mondrian. C’est une image blanc et rouge. Parfois, j’ai l’impression d’avoir fait, ces dernières années, un travail antiphotographique.

Freudian Shit (Shit), 2007
Freudian Shit (Shit), 2007

Pour cette série justement, Body Fluids, où trouviez-vous tous les liquides dont vous aviez besoin ?

Le sang venait de chez le boucher, il le vend et j’en utilise beaucoup. Ça s’appelle “sang de bœuf mangeable” donc ce n’est pas du sang humain. Le sperme était le mien, l’urine était la mienne. La première fois que j’ai fait une photo de pisse, j’ai demandé à ma première femme de me donner de son urine mais je suis vite arrivé à la conclusion que ma pisse était plus jaune, donc j’ai seulement utilisé la mienne.

Comment en vient-on à trouver de tels sujets de travail?

Les idées sont une chose, mais en tant qu’artiste, vous avez une représentation visuelle de ces idées. Mon but est de toujours rendre beau ce que je photographie, de toujours créer des images intéressantes. Des images qui, quand tu passes devant, dans une galerie ou un musée, ne te font pas seulement une impression positive, mais que cette impression reste avec toi, que tu t’en souviens.

Choisissez-vous les sujets en priorité parce qu’ils vous mettent mal à l’aise ?

Non ! De manière générale, rien ne me met mal à l’aise. Quand je suis allé à la

Je ne suis pas un travailleur social, je vous montre juste ce que je vois mais je ne vous demande pas d’être une bonne personne. C’est votre problème, pas le mien
Andres Serrano

morgue pour photographier les morts, je me suis rappelé que le responsable m’avait demandé : “Est ce que vous avez déjà vu des gens morts avant ?” Je lui ai répondu que non, pas vraiment. Il a dit : “Vous savez, au fil des ans, deux personnes différentes sont venues ici et ont voulu photographier la morgue. Même si je leur ai dit qu’elles pouvaient revenir, après le premier jour qu’elles ont passé ici, elles ne sont jamais revenues.” Je suis entré, j’ai vu des choses qui m’ont mis mal à l’aise, particulièrement les odeurs. Mais ça n’a pas affecté ma capacité à travailler là. Quand j’ai photographié le Ku Klux Klan et qu’ils parlaient de “nègres”, de “feujs” et de “queers”, il a fallu mettre un mur entre eux et moi. Ça me permet de travailler dans n’importe quel contexte. Je n’ai jamais laissé mes sujets m’affecter. Même quand j’ai travaillé avec le Klan, avec les morts, avec les sans-abris…

Ça doit quand même être un peu bizarre…

L’expérience la plus incroyable que j’ai vécue avec le Klan, ça a été ma rencontre avec le Mage impérial. Le chef. Il m’a demandé de le rencontrer dans une zone complètement désolée en pleine nuit. Je me suis retrouvé là avec mon assistant. Dans cette nuit vraiment très mystérieuse, les deux gars du Ku Klux Klan sont sortis et le Mage impérial, qui s’appelle David Hollinn, s’est retourné vers son ami et lui a dit : “Ça, c’est le très tristement célèbre Andres Serrano.” J’étais vraiment impressionné que le chef du Klan me qualifie de “tristement célèbre”. J’étais aussi très flatté.

Magdalena (Holy Works), 2011
Magdalena (Holy Works), 2011

Les sujets que vous abordez ne sont pas neutres. Est-ce que vous vous voyez comme un artiste engagé ?

Non. Je suis apolitique. Enfin, j’ai un avis politique, une conscience, mais généralement, je la garde pour moi. Parce que quand on catégorise ton travail comme art politique, tu commences à avoir un agenda. Les gens te jugent sur le fait que tu essayes de faire de la propagande d’une manière ou d’une autre. Je ne suis pas un travailleur social, je vous montre juste ce que je vois mais je ne vous demande pas d’être une bonne personne. C’est votre problème, pas le mien.

Vous la voyez comment la liberté d’expression actuellement ?

La liberté d’expression à l’âge du digital est vraiment curieuse. D’un côté, la société devient plus conservatrice, et tu as l’impression que cette liberté d’expression est menacée. Et d’un autre côté, n’importe qui avec un iPhone dans la main peut écrire ce qu’il veut. Tu peux ouvrir un blog, tu peux écrire des trucs atroces. Tu vois ça tout le temps quand quelqu’un décide d’écrire quelque chose de sympa sur une célébrité, c’est toujours suivi d’une vingtaine de critiques sur la même personne, qui viennent même d’autres célébrités.

Est-ce que, parfois, vous vous sentez brimé ?

Ces 25 dernières années, j’ai exposé dans quatorze musées différents en Europe. Et d’un autre côté, j’ai organisé un seul événement aux États-Unis! En Europe, on dirait que les musées sont bien plus ouverts sur mon travail. Ils m’acceptent en tant qu’artiste. Aux États-Unis, je suis connu, en gros, comme “l’artiste controversé Andres Serrano, fan du Piss Christ”. Ils ne connaissent que ça ! Et peut-être que les musées ont peur. S’il y a une quelconque forme de censure qui concerne mon boulot, elle existe dans le fait de ne pas être invité. Personne ne me censure, on ne m’invite juste pas.

Enfin, vous avez présenté vos œuvres en Europe la plupart du temps, et c’est en Europe qu’on les a vandalisées…

Oui, mais pas seulement. Mon Piss Christ a été vandalisé à Avignon, il y a quelques années, et quelques images sexuellement explicites que j’avais réalisées ont été abîmées en Suède. Mais avant ça, le Piss Christ avait été attaqué à Melbourne, dans la galerie nationale Victoria. Les assauts sur mon travail peuvent avoir lieu n’importe où.

Vous parlez de l’œuvre vandalisée Piss Christ, qui représente un crucifix plongé dans de l’urine. Vous avez également fait toute une série sur la religion intitulée The Church en 1991. En quoi la religion influe-t-elle sur votre travail ?

Ma relation avec la religion et le Christ est personnelle. Je n’ai pas besoin de parler de Dieu ou du fait d’être chrétien parce que je sens que ce n’est pas

Personne ne me censure, on ne m’invite juste pas
Andres Serrano

nécessaire. Dans la vie de tous les jours, je ne mentionne jamais ni la Bible ni le Christ. Je trouve même ça étrange que les gens pensent qu’être un bon chrétien signifie lire la Bible nuit et jour. Il y a plein de manières d’être croyant ou chrétien, et j’ai ma façon personnelle. Chacun a besoin de trouver sa voie.
En tant que créateur du Piss Christ, je ne vois pas de contradiction dans le fait de travailler avec l’Église. Cette dualité est présente dans mon travail ; peut-être que les autres ne peuvent pas le comprendre mais pourtant, ça a du sens. Et j’espère qu’un jour, je rencontrerai le pape François, et qu’il reconnaîtra ce que j’ai fait, parce que je me vois comme un artiste religieux, lié à la tradition artistique religieuse.

Donal Trump (America), 2003
Donal Trump (America), 2003

Donc la religion vous guide dans votre travail ?

Oui, et je pense toujours dans un premier temps que ce que je fais, je le fais parce que Dieu l’autorise. Et aussi parce que le destin me le permet. Tu penses que tu fais des choix –et tu en fais– mais à un moment, tu réalises d’une certaine manière que c’était ton destin. Par exemple, pour la série Morgue, j’ai essayé d’appeler une morgue à Los Angeles et c’était difficile. Il y avait toute une procédure bureaucratique très complexe. Et je ne suis pas très bon avec les trucs administratifs, donc j’ai mis cette idée de côté. Dix ans plus tard, j’ai été en lien avec une femme qui m’a dit : “Je sais que tu voulais photographier des gens morts et je connais quelqu’un qui travaille dans le domaine de la morgue, tu veux que je demande si tu peux y aller ?” J’ai dit, oui. Trois semaines après : “J’ai parlé à ma mère et elle a déjeuné avec le mec qui s’occupe de la morgue. Si tu veux y aller, tu peux.” Parfois, les opportunités se présentent d’elles-mêmes.

Pour la première fois, à Bruxelles, vous exposez un portrait de Donald Trump. Pourquoi le montrer précisément maintenant, en pleine campagne présidentielle américaine ?

J’ai décidé d’afficher un portrait de Donald Trump que j’ai réalisé en 2004, dans ma série America. J’avais commencé cette série parce que j’avais senti que nous étions attaqués avec le 11-Septembre. Donc j’ai photographié 160 personnes, en commençant dix jours après les attentats de 2001, pour montrer ce qu’était l’Amérique, ce qu’elle représente. Je me suis dit que j’allais garder cette image pour une occasion spéciale. C’est la plus grande expo de ma vie, et en même temps, Donald Trump se présente pour être président des États-Unis. Donc c’était le bon moment.

Y a-t-il un message derrière l’exposition de cette photo ?

Je ne dirais jamais quoi que ce soit de négatif sur quelqu’un qui a posé pour moi. Et Donald Trump a posé pour moi. C’est un miroir, cette image. Tu vois Donald Trump en photo, et selon ce que tu penses du bonhomme, tu auras une réaction. Tu l’adores peut-être et tu adores la photo, ou alors tu le détestes et tu détestes la photo. Perso, j’aime la photo parce qu’il est beau dessus ! Et c’est mon boulot en tant qu’artiste de faire en sorte que les gens aient l’air beau. Peu importe qui ils sont.

Pour votre série America, vous avez photographié Donald Trump, mais aussi Snoop Dogg. Vous photographieriez qui aujourd’hui, dans l’idéal ?

J’ai toujours regretté de ne pas avoir fait de cliché de Bill Clinton. J’ai tenté, et il m’a écrit une petite note pour me dire : “Désolé, je ne pouvais pas le faire, blablabla.” Obama, ça aurait été sympa. Mais je suis content avec seulement Donald Trump. Parce qu’il a du bagage. J’aurais pris la photo d’Obama, ça n’aurait pas été grand-chose, tout le monde s’en foutrait. Trump est bien plus conflictuel. J’aime ça.

 

Voir : l’exposition “Andres Serrano. Uncensored Photographs” aux musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, à Bruxelles, jusqu’au 21 août

Par Alice de Brancion et Lucas Minisini / Photo: Renaud Bouchez