Pourquoi avez-vous choisi de vous concentrer sur la photographie de musiciens pendant tout un pan de votre carrière?
Vous savez, j’ai grandi sur une petite île où il ne se passait jamais rien. Gamin, j’avais terriblement envie de partir pour découvrir le monde. Ce qui m’intriguait le plus, c’était l’univers de la musique. J’écoutais des chansons à la radio et j’étais fasciné. Les chanteurs, les musiciens étaient comme des personnages incroyables. Je voulais savoir à quoi ressemblait leur vie, être à leurs côtés. Je crois que, finalement, la photographie, n’a été qu’un moyen de me plonger dans cet univers. Je mourrais d’envie d’en faire partie. Ça avait l’air tellement plus excitant que le quotidien sur mon île.
Vous avez réussi à en faire partie, alors?
Dans une certaine mesure, oui. Je me suis retrouvé en studio avec des chanteurs, dans des coulisses de concerts, des chambres d’hôtel, des avions. Des mecs ont joué de la musique tout spécialement pour moi. Après un shooting, Elvis Costello s’est mis à jouer juste comme ça ; Bono a chanté pour mon anniversaire. Pour ma dernière exposition, Nick Cave était là. Je crois que j’ai réalisé mon rêve.
Est-ce qu’il y a une manière particulière de travailler avec des chanteurs?
Il faut savoir à qui on a affaire. Du coup, je me suis beaucoup documenté avant de rencontrer tous ces gens. J’ai pris le temps d’écouter ce qu’ils faisaient, quel était leur parcours, leur vie. Quand je les rencontrais, j’étais préparé, je savais ce qui se passait dans leur tête. Ça change complètement la manière de regarder quelqu’un, on ne peut plus photographier la personne d’une manière neutre. La photo doit prendre en compte l’histoire de la personne. Ça n’a rien à voir avec le fait de croiser quelqu’un dans la rue et de le photographier comme ça, sur le tas. C’est un boulot compliqué, parfois ennuyeux aussi. Je ne suis pas un photographe de studio qui enchaîne les portraits. Je voyage, je passe du temps dans les avions pour prendre seulement quelques photos. Pour photographier Miles Davis pendant dix minutes, ça m’a pris quatre jours. J’ai pris un avion pour le Canada et j’ai poireauté pendant deux jours sur place avant d’obtenir le droit de le rencontrer.
Est-ce facile d’approcher les chanteurs, pour les photographier ?
Il faut passer du temps avec eux, les habituer à sa présence. Il faut arriver à se muer en une sorte de membre de leur famille. C’est la seule façon de faire oublier à ceux que l’on photographie qu’il y a un objectif d’appareil photo qui les fixe. On doit se fondre dans le décor. Si on y arrive, on se retrouve à vivre des moments incroyables d’intimité, à immortaliser des instants que personne ne devrait voir. À la fin des années 1970, j’ai rencontré en Hollande un joueur de piano. Il faisait partie d’un groupe qui faisait des reprises de vieux classiques rock, de Chuck Berry. J’ai commencé à le fréquenter. Il a fini par quitter son groupe et est devenu très connu en tant qu’artiste solo. Je passais beaucoup de temps avec lui et j’ai fini par connaître tous ses travers : c’était un junkie, un homme à femmes aussi. Il était sacrément rock. Je l’ai suivi pendant des années et des années. Je ne l’ai jamais lâché. Il s’est suicidé et sa famille m’a demandé de prendre des photos à son enterrement. Comme si je faisais partie de la famille. Cette relation, ce boulot, m’ont servi de modèle pour tous les travaux que j’ai menés ensuite avec d’autres musiciens, pour U2 comme pour Tom Waits.
Vous avez suivi certains groupes ou artistes pendant des années, comme U2 justement ou Metallica. Est-ce que vous avez senti un changement dans leur rapport à la photo, à travers le temps ?
Avec U2, c’est flagrant. Au début de leur carrière, ils étaient timides, assez mal à l’aise avec l’idée d’être photographiés. Ils ne savaient pas trop comment se comporter face à l’objectif, ils n’avaient jamais la bonne pose. Aujourd’hui, ils veulent tout commander, tout contrôler. Comme s’ils se photographiaient eux-mêmes. Ils savent exactement ce qu’ils veulent et sont parfaitement conscients de ce que la photo peut leur apporter.
En regardant toutes ces photos en noir et blanc de chanteurs et d’artistes qui étaient à leur apogée dans les années 1980 ou 1990, on a l’impression d’être au milieu d’une sorte de paradis perdu, aussi. Vous regrettez cette époque ?
Je vais vous dire une chose : je ne pourrais pas faire le même travail aujourd’hui. Photographier des chanteurs, cela n’a plus aucun intérêt aujourd’hui. Il n’y a plus aucun mystère, tout est disponible partout, on est inondés de photos. Et puis, la musique a perdu de son influence dans nos sociétés. C’est le règne du divertissement, maintenant. Quel artiste incarne la voix d’une génération, aujourd’hui ? Aucun. Pour moi, en tous cas. Si je devais démarrer la photo, je ne choisirais pas la musique comme objet d’étude. Et puis on ne peut plus photographier comme avant. Prenez cette photo que j’ai faite du rappeur new-yorkais LL Cool J, par exemple. C’est une photo où on le voit à peine. Il est dans un coin, on voit son reflet dans une flaque d’eau. Si vous faîtes ça aujourd’hui pour un magazine, vous perdez votre boulot. Les gens veulent voir les choses, il faut que ce soit clair. La plupart des photographes, aujourd’hui, jouent la sécurité pour plaire aux magazines. Ils photographient l’idée qu’on se fait d’un artiste, pas l’artiste en tant que tel.
Anton Corbijn – 1.2.3.4. (Éditions Xavier Barral)