JEUX EUROPÉENS

Bakou, la diplomatie par les Jeux

Peu médiatisés par les pays occidentaux, boudés par les chefs d’État, les Jeux européens se déroulent en ce moment même à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan. Englué dans un conflit vieux d’une vingtaine d’années avec l’Arménie, cerné par l’Iran et la Russie, le petit pays pétrolier du Caucase tente d’endiguer son isolement à coups de millions d’euros. Récit d’une aventure sportive qui sent le pétrole, la corruption, la censure, mais aussi, un peu, l’espoir.
Bakou, première ville organisatrice des Jeux Européens. Et la dernière ?

Plongés dans l’obscurité du stade olympique de Baku, quatre hommes bedonnants s’avancent timidement dans l’arène, le drapeau arménien en tête de cortège. Aucun des 18 athlètes arméniens n’a osé prendre part au traditionnel défilé des nations olympiques. Et pour cause : à l’annonce du pays ennemi par la speakerine, 70 000 sifflets dévalent les travées de l’immense enceinte.

La bisbille entre les deux nations remonte à 1988. Après l’effondrement de l’URSS, l’Azerbaïdjan doit faire face au chaos interne et la région du Haut-Karabagh, à majorité arménienne, en profite pour proclamer son indépendance. L’État azéri envoie alors ses blindés pour rétablir l’ordre. Problème : l’Arménie aussi. De 1991 à 1994, la guerre fera des milliers de morts et de déplacés. Depuis, le conflit est larvé : sur le plan international, un triumvirat composé des États-Unis, de la France et de la Russie est en charge, depuis plus de 20 ans, de trouver une issue au conflit. Longtemps dans l’ombre de son ennemi, l’Azerbaïdjan a grandement bénéficié du boom pétrolier de 2005. Si bien que le pays peut se permettre aujourd’hui de rattraper son retard sur la scène internationale grâce à une diplomatie culturelle. Dans sa vitrine, l’organisation en grande pompe de l’Eurovision 2012 et des Jeux européens 2015.
Nurlan Ibrahimov, à peine la trentaine, n’a pas connu la guerre. Trop jeune. Il s’occupe de la communication du club de foot du Haut-Karabagh, déplacé à Bakou du fait de la guerre. Pour lui, ces Jeux européens sont une réelle chance pour le pays : “En France, comme partout en Europe, il existe un lobby arménien fort. Nous, le sport, c’est notre arme pacifique pour le contrer et montrer qui on est.” “L’Arménie a beau occuper 20% de notre territoire, on est pas devenus pour autant des sauvages, confirme Ujal Suetidiyev, médecin du sport. La preuve, on les laisse concourir aux Jeux et ils ont pu défiler avec toutes les autres nations.” Si l’effet diplomatique de la compétition semble faire consensus chez les Azéris, son coût a en revanche fait débat.

Kiosques parisiens et “façadisme tragique

Ces doutes, le président Ilham Aliyev et son épouse, Mehriban Alieva, ne les partagent pas. En attestent les investissements considérables effectués. Denis Masseglia, représentant du Comité national olympique et sportif français, le confirme de manière un peu maladroite : “Si on a choisi l’Azerbaïdjan pour cette première édition, c’est parce qu’il était l’unique candidat.” À Bakou, tout est bon pour en mettre plein les mirettes. Le village olympique en est l’archétype. Construit à quelques centaines de mètres du stade olympique, c’est une vingtaine de logements d’un style faussement haussmannien, qui surplombent Bakou et la mer Caspienne. On est loin, très loin, du style soviétique et mauresque de la vieille ville. À l’occasion des Jeux européens, l’oligarchie a accéléré le maquillage de sa capitale, cherchant à effacer les stigmates de l’ère soviétique, et toutes traces de logements populaires dans le centre-ville.

Le soir venu, les familles convergent vers le Park Bulvar afin de profiter des animations sportives liées aux Jeux européens.
Le soir venu, les familles convergent vers le Park Bulvar afin de profiter des animations sportives liées aux Jeux européens.

Sauf que très peu d’étrangers sont venus profiter du Bakou new look. “Tu vois tout ce monde ce soir, eh bien il n’y a pas un touriste.” Elvin, jeune étudiant à la fac de droit de Bakou, se désole déjà des faibles retombées économiques des Jeux. Malgré tout, on peut lire sur les visages des locaux une certaine joie. Beaucoup viennent en famille profiter des animations sportives organisées par la ville. Mais Elvin n’est pas dupe: “Ce sont de faux jeux. Quand on voit que les Pays-Bas ont annulé leur candidature pour la prochaine édition, on se dit que c’est du gâchis tout cet argent.” Les Bataves ont en effet refusé de débourser 57,5 millions d’euros, prétextant un “niveau sportif insuffisant.”
Selon les chiffres officiels, l’Azerbaïdjan a, lui, investi un milliard d’euros dont, par exemple, pratiquement 170 millions d’euros pour le seul Shooting Center, destiné au tir à l’arc et à la carabine. Au-delà des dépenses faramineuses pour la cérémonie d’ouverture ou les infrastructures sportives, c’est le “façadisme” qui divise le pays. Le 19 mai dernier, à un mois de l’ouverture des Jeux, un immeuble entier a pris feu, faisant quinze victimes, dont des enfants. Un incendie totalement accidentel mais qui aurait pu être évité sans l’infernale course au faux. Pour dissimuler des bâtiments disgracieux, pas assez “occidentalisés”, l’État azéri s’était, depuis plusieurs années, attaché à redécorer à tout-va. Les ouvriers locaux avaient pour ordre de poser de jolies façades en plastique, simplement recouvertes d’une fine couche d’enduit. Avec la chaleur et le léger espace laissé entre le plastique et l’enduit, les bâtiments rénovés se sont transformés en torches. Arif Mammadov, ancien ambassadeur, a révélé les liens étroits entre l’entreprise chargée des faux revêtements, Global Constructions, et les services d’État censés contrôler les travaux. De quoi expliquer un certain laxisme sur les questions de sécurité. “L’incendie venait du revêtement en mousse polyuréthane appelé Styrofoam qui a servi à rendre plus joli les immeubles délabrés de notre capitale “, s’indigne Arif Mammadov, réfugié à Bruxelles et qui se dit menacé de mort. La corruption, c’est le coeur de notre système politique. Nous c’est pas une monarchie absolue, c’est une ‘corruption absolue’.”

L'Azerbaïdjan d'Ilham Aliev occupe la 162e place sur 180 au classement 2015 de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières.
L’Azerbaïdjan d’Ilham Aliev occupe la 162e place sur 180 au classement 2015 de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières.

Élue, en 2012, personnalité la plus corrompue du monde par l’ONG Organized Crime and Corruption Reporting Project, Ilham Aliyev ne s’est pas taillé une réputation de grand admirateur de la presse. Si quelques médias d’oppositions existent, leur marge de manœuvre demeure très limitée. Un paradoxe, au vu du nombre de kiosques en ville. Kiosques d’ailleurs totalement “relookés” à la sauce parisienne. Une initiative assumée par la très francophile première dame qui veut faire de Bakou le “Paris de l’Orient”. Sa dernière lubie, le projet White City : un quartier d’affaires grandement inspiré de La Défense et tout une série d’immeubles haussmanniens. Certaines grandes marques ont d’ailleurs investi le centre de Bakou récemment. Mais les clients se font rares. “Je me demande comment ils font pour maintenir leur boutiques ici. Même avec les Jeux il n’y a jamais personne, c’est toujours vide”, commente Anava*, professeure de français à l’université de Bakou. Celle-ci ne touche que 350 euros par mois et remercie le pouvoir soviétique de l’époque de lui avoir obtenu un appartement dans la capitale. “La cérémonie d’ouverture des Jeux c’était bien joli mais moi, j’ai d’autres chats à fouetter.”

Lady Gaga en guest-star

Peu importe les problèmes sociaux de ses citoyens, l’État azéri a assuré comme il l’entendait le bon déroulement de ces premiers Jeux européens. Tous les opposants du régime et autres journalistes gênants ont été muselés, aucune victime n’a officiellement été déplorée pendant les travaux, et les infrastructures ont été rendues à temps. Clou du spectacle, le lunaire Imagine, interprété par Lady Gaga, venue en guest-star.

Les Flame Towers, inaugurées en 2012, surplombent la baie de Bakou. Le symbole du renouveau urbain.
Les Flame Towers, inaugurées en 2012, surplombent la baie de Bakou. Le symbole du renouveau urbain.

L’Azerbaïdjan a globalement remporté son pari. The Land of Fire jouait gros. Une obsession qui tournera parfois à la phobie, comme ce fut le cas le jour de la cérémonie d’ouverture, où 70 000 spectateurs étaient attendus au stade olympique. Jamais l’État azéri n’avait eu affaire à une aussi grande affluence. Il a ainsi mobilisé des centaines de militaires et de policiers, disposés tous les cinq mètres, dans chaque couloir de métro et le long de la route qui mène au stade, où des hommes-pancartes avaient pour consigne d’indiquer une direction sans aucune bifurcation. L’événement se voulait grandiose, jamais vu. Dans un pays qui ne rayonne habituellement pas sur le plan international, nombreux Azéris ont ressenti de la fierté. Avachi sur son siège du stade olympique, Ruslan, président des associations touristiques, est forcément heureux: “C’est un honneur pour nous Azerbaïdjanais. Tu te rends compte ? On est la capitale d’Europe du sport ce soir. Erdogan et Poutine sont venus nous voir !” Plus bas, dans la tribune de presse, Rustam, journaliste sportif pour Azerisport.com, rentre en vitesse chez lui. L’homme n’a jamais eu autant de travail de toute sa jeune carrière. ”Les jeux, c’est un pont jeté entre l’Azerbaïdjan passé et l’Azerbaïdjan futur.” À moins que ce ne soit qu’une façade.

* Le prénom a été changé

Par Quentin Müller et Vincent Berthe / Photos : Vincent Berthe