TROLLS

“Aujourd’hui, on donne la possibilité au spectateur d’être sadique”

À l’heure où les tout-puissants réseaux sociaux et la télé-réalité se sont transformés en tribunaux, François Jost, sémiologue et professeur émérite en sciences de l’information et de la communication à la Sorbonne, explique comment la méchanceté a évolué.

Votre livre s’intitule La Méchanceté en actes à l’ère numérique. Mais c’est quoi, être méchant, au juste?

Le terme méchant est un peu enfantin, mais je n’en connais pas de meilleur. En revanche, il y a plusieurs degrés, qui peuvent aller de la médisance jusqu’à la haine. Elle peut également prendre différentes formes, comme le bashing, par exemple, qui relève de la cruauté. Il existe aussi deux grandes catégories de méchanceté aujourd’hui. Ce que j’appelle la méchanceté ad hominem, qui s’en prend à quelqu’un de particulier ; et la méchanceté ad statutum, qui est plutôt active sur Internet, c’est-à-dire qu’il s’agit de descendre quelqu’un sur son statut plutôt que sur ce qu’il dit. 

Vous déplorez une ‘démocratisation’ de la méchanceté. Vous pensez que les gens sont plus méchants qu’avant?

Non, bien sûr. Le fait qu’il y ait de la méchanceté n’est pas nouveau, c’est même consubstantiel à l’humain. Mais ce qui est en train de changer, c’est que chacun a désormais la possibilité d’exprimer sa méchanceté, sa jalousie ou sa haine. 

Vous dites que cela a commencé avec la télé-réalité. Comment ça?

En encourageant le public à intervenir dans les émissions, la télé-réalité a poussé à la méchanceté. Ça a commencé avec Loft Story, via le système de vote qui avait été mis en place pour éliminer les candidats chaque semaine par téléphone ou SMS. Il ne faut pas oublier que la période correspond aussi au début du téléphone portable pour tous, qui est l’outil qui va permettre d’agir sur l’autre.

D’une certaine façon, Loft Story a encouragé le fait de s’en prendre à l’autre, en appelant à l’éliminer ou en influant sur son existence

Dans son ouvrage La Méchanceté, le philosophe François Flahault définit la méchanceté comme le fait de s’en prendre à l’autre, c’est-à-dire à quelqu’un existant à ma place et que je jalouse, en raison de ma propre finitude. D’une certaine façon, Loft Story a encouragé le fait de s’en prendre à l’autre, en appelant à l’éliminer ou en influant sur son existence. Je vous rappelle que dans cette émission, les spectateurs étaient allés jusqu’à séparer un couple qui s’était formé dans l’émission (Aziz et Kenza, ndlr). La télé-réalité encourage aussi le désir de toute-puissance, dans lequel la méchanceté prend sa source. Pour le spectateur, le fait de pouvoir sortir tel ou tel candidat, par exemple, peut être comparé au jugement dernier. On regarde ce que font les gens et on se dit: ‘Lui, il peut aller au paradis’, ‘Lui, il va en enfer’. Rien qu’en tapant 1 ou 2, le téléspectateur peut mettre fin à la vie médiatique de quelqu’un. Ce n’est pas que le spectateur n’était pas déjà un peu sadique avant. Simplement, on ne lui donnait pas cette possibilité.

Vous analysez une autre forme de méchanceté, qui n’est pas le fait du téléspectateur, mais qui s’exerce entre les candidats.

Après Loft Story, il y a eu une prolifération des émissions où l’on note les gens, comme Un dîner presque parfait ou Quatre mariages pour une lune de miel, qui est vraiment immonde. Normalement, c’est censé être le plus beau jour de votre vie et vous vous faites descendre: ‘Ta pièce montée était nulle’, ‘Ta robe était affreuse’.

Dans votre livre, vous décortiquez une séquence d’un épisode d’Un dîner presque parfait, lors de laquelle une candidate finit par jeter un verre d’eau à la figure de son hôte parce qu’il a critiqué sa salade de fruits.

Il lui reprochait d’avoir servi des cerises venant d’une boîte de conserve. Et donc la fille l’insulte et finit par lui balancer son verre. Ce qui est intéressant, c’est qu’il s’agit d’une réaction brute qui n’a rien à voir avec la vérité des rapports sociaux habituels. D’une part, la violence est exacerbée parce que la scène se déroule devant un tiers, le téléspectateur. D’autre part, parce que le concept même de l’émission est de formuler des jugements que normalement, on ne dit pas en face. Dans un dîner normal, on dézingue la cuisine ou les hôtes après, quand on rentre à la maison, mais on le fait entre soi. Dans ces émissions, les candidats sont encouragés à s’affranchir de toutes les normes sociales et de politesse habituelles. Ce qui favorise la violence et la méchanceté.

Mais ce ‘parler vrai’ est plébiscité par le public.

Oui. Dans les commentaires YouTube de cette séquence, personne ne dit que son geste est inacceptable. Au contraire: tous les commentateurs semblent d’accord pour affirmer que quand on invite des gens chez soi, il faut faire quelque chose de plus exigeant à manger. Ce n’est donc pas la violence qui gêne, mais l’hôte qui a mal fait la cuisine.

Vous expliquez aussi que tout est fait par les producteurs de ces émissions pour que cela dégénère et que la méchanceté s’exprime au maximum.

Dans une situation réelle, quand on est invité à un dîner où les convives ne se connaissent pas, on passe par une phase où l’on échange, on se présente, on se construit des représentations sur les uns et les autres, puis on les corrige, avant de formuler un jugement, qui évolue. Là, ces représentations sont biaisées parce qu’elles sont données à l’avance.

En postant son commentaire anonyme et méchant, le troll se met en scène

Chaque candidat fait l’objet d’un ‘portrait’, ce genre qui a envahi tous les programmes télé. On présente les candidats en voix off, en faisant appel à des stéréotypes: si vous êtes Bordelais, vous êtes froid, bourgeois ; si vous êtes Martiniquais, vous êtes exubérant, vous dansez toute la journée… Et toute l’émission va accentuer ça. On ne garde que les passages qui permettent de construire ce personnage. La télé-réalité est le contraire même du fonctionnement de la vie. En plus, les producteurs mettent les candidats dans des conditions épouvantables pour cuisiner: ils n’ont que quelques minutes pour faire leur décoration, les repas doivent être prêts des heures avant de passer à table. Tout est fait pour que ça se passe mal.

À propos d’Un dîner presque parfait, vous allez jusqu’à parler de lutte des classes.

Parce qu’on oppose des goûts. Dans un épisode, une candidate bordelaise s’offusque que l’on puisse ne pas apprécier les escargots, par exemple. On oppose des gens qui pensent qu’ils ont le ‘goût naturel’, comme dirait Bourdieu, aux autres. Chez Bourdieu, le goût, c’est le dégoût des autres, aussi. Et la lutte des classes, c’est aussi ça.

Est-ce que les réseaux sociaux, qui sont apparus après la télé-réalité, ont apporté une nouvelle forme de méchanceté?

Oui, et pour une raison très simple: les réseaux sociaux permettent l’anonymat. Schopenhauer écrivait qu’‘attaquer anonymement des gens qui n’ont pas écrit anonymement est une chose infâme’. Aujourd’hui, les insultes et les commentaires dégradants postés par des anonymes sont devenus l’ordinaire des sites d’information, des réseaux sociaux, des forums. C’est une discussion que j’ai souvent eue sur Internet avec des trolls: ‘Démasquez-vous, dites qui vous êtes, dites ce que vous faites’. Avant, quand vous receviez une lettre anonyme ou des coups de téléphone, vous pouviez prévenir la police pour qu’elle enquête. Aujourd’hui, non seulement on vous envoie sans cesse des lettres anonymes, mais en plus elles sont publiques. C’est une double peine. Vous ne savez pas qui vous attaque, mais tout le monde voit que vous êtes attaqué(e). Et il y a une autre cause: le fait que tout soit devenu ‘spectacle’, au sens de Guy Debord, c’est-à-dire que tout ce qui est vécu est transformé en images. Et ça commence dans la télé, mais ça reste vrai jusqu’à Internet: on se donne en spectacle sans arrêt. En postant son commentaire anonyme et méchant, le troll se met en scène.

Lire: La méchanceté en actes à l’ère numérique, de François Jost, CNRS

Cet entretien a été réalisé dans le cadre du  Society #79, disponible ici

society-79-du-19-avril-au-2-mai-2018

Par Emmanuelle Andreani-Facchin et Manon Michel