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Tom Wolfe : “Plein de gens sont de bien meilleurs écrivains quand ils écrivent une lettre à un ami”

Il a été romancier, reporter, essayiste, icône accidentelle de la mode. A fréquenté les hippies des années 60, les astronautes de la NASA, les oubliés de l’Amérique profonde, s’est moqué des critiques d’art de Park Avenue, puis a dépeint l’Amérique des 50 dernières années en quatre romans monstres. Tom Wolfe, le père fondateur du Nouveau Journalisme et auteur notamment du Bûcher des vanités, est décédé hier, à l'âge de 87 ans. Il y a quelques mois, il nous recevait chez lui pour raconter ses mille vies, à l'occasion de la sortie de ce qui sera sa dernière œuvre, Le Règne du langage –alors qu'il avait “encore peut-être huit idées de livres”. En costume blanc et le sourire en coin, fidèle à sa légende.

Vous êtes arrivé de votre Virginie natale à New York en 1962, pour travailler au Herald Tribune. C’était comment?

À l’époque, je vivais dans un petit hôtel miteux. Chaque matin, je me levais, j’achetais une part de tarte, et je marchais jusqu’au journal. Je me sentais un peu seul, mais courageux et noble. Et puis un soir, je croise une fille que je n’avais pas vue depuis la fac et qui me dit: ‘Je vais à une fête, viens.’ L’appartement était situé à l’ouest de la ville, c’était celui d’un homme très riche, parti pour l’été. La bossa nova commençait juste à être à la mode. Lors de la soirée, un homme lance à un autre: ‘Allez, joue-nous un truc!’ Le type attrape sa guitare et se met à jouer The Girl from Ipanema. C’était Antônio Carlos Jobim lui-même! Cette nuit-là, en rentrant, j’ai pris un taxi mais je n’avais que 99 cents en poche. Je me suis dit que j’allais arrêter la voiture quand le montant serait atteint et finir à pied. Mais je me suis endormi et le taxi a roulé jusqu’à chez moi. Quand il s’est arrêté, j’ai donné tout ce que j’avais au chauffeur et je suis parti en sens inverse de la circulation, pour ne pas qu’il me poursuive. Trente secondes après, j’entendais la voiture s’arrêter à ma hauteur et le chauffeur me hurler: ‘Hey! Tu m’as donné neuf cents en trop!’ Il m’a balancé la monnaie par la fenêtre. C’était ça, New York.

C’est lors de ce même été que vous écrivez votre premier article de ‘Nouveau Journalisme’, pour Esquire…

Le Herald Tribune m’a envoyé couvrir une petite course de voitures customisées en Californie. C’étaient des jeunes hommes qui récupéraient des vieilles bagnoles et les bricolaient, avec des designs complètement fous. C’était juste un petit article de news, mais je me suis dit qu’il y avait un sujet plus important à faire. J’ai donc proposé l’idée à Esquire, qui a accepté de me renvoyer en Californie parce qu’on était en pleine grève des journalistes et qu’ils avaient besoin de monde. Au début de la grève, il y avait sept journaux à New York ; à la fin, il n’y en avait plus que trois –merci les syndicats! Byron Dobell, le rédacteur en chef d’Esquire à l’époque, connaissait vaguement mon nom pour une brève que j’avais écrite sur la visite à Coney Island de Robert M. Morgenthau, un candidat démocrate au poste de gouverneur de New York. Il y a une tradition démocrate qui veut que tous les candidats soient obligés de venir manger un hot dog chez Nathan’s à Coney Island pour montrer que ce sont des hommes proches du peuple. Mais Robert M. Morgenthau venait d’une famille très riche et il avait été complètement dégoûté à la vue de ces hot dogs. Il avait écourté la visite. Je l’avais suivi jusqu’à sa voiture, où son fils de 5 ans était en train de s’enfiler un hot dog

J’ai une théorie qui s’appelle ‘l’information compulsive’: je pense que quand on demande à quelqu’un une information qu’il détient, il aura forcément cette pulsion de nous la donner
Tom Wolfe

sur la banquette arrière. J’avais conclu en écrivant: ‘Quelque part, la politique, c’est dans le sang.’ Bref, ça avait plu à Dobell et il m’a donc renvoyé en Californie pour écrire cet article sur les voitures customisées. J’étais logé dans un hôtel chic, et j’ai parlé à tous les acteurs de cette scène. Puis je suis revenu à New York. Mais quand j’ai essayé d’écrire l’article, malgré toutes mes notes, je n’y suis pas arrivé. Je n’avais jamais écrit pour un magazine avant, seulement pour des quotidiens. Alors j’ai traîné, traîné… jusqu’à ce que Dobell m’appelle pour me réclamer son dû. Je lui dis que je n’y arrive pas, et lui me répond que le magazine a dépensé 10 000 dollars dans des photos en couleurs pour illustrer l’article et qu’il faut absolument que je rende quelque chose. Puis, il me dit: ‘Bon, OK, envoie-moi tes notes, on va prendre un mec qui sait écrire’ –la pire chose qu’on m’ait jamais dite de ma vie. Alors, je m’assois devant ma machine à écrire vers 23h pour lui écrire une lettre et lui recopier mes notes. Je commence ainsi: ‘Cher Byron, la première fois que j’ai vu des voitures customisées, c’était à un évènement qui s’appelait le Teen Fair à Burbank, bla-bla-bla.’ Et j’ai écrit comme ça pendant une heure, jusqu’à ce que je me dise: ‘Eh mais en fait, c’est pas mal!’ Lorsque j’ai arrêté d’écrire, il était 6h ou 7h du matin. J’avais noirci 48 pages. C’était tout en scènes et en dialogues. Un style très différent de ce que j’aurais fait pour un article, puisque j’écrivais à un ami. Mais plein de gens sont de bien meilleurs écrivains quand ils écrivent une lettre à un ami. Finalement, ils ont enlevé le ‘Cher Byron’ et ils l’ont publié tel quel. J’avais 32 ans, c’était mon premier article de magazine.

Vous avez fini par théoriser ce genre, le Nouveau Journalisme, dans un livre paru en 1973.

C’était une aventure très excitante, qui a commencé avec un petit nombre de personnes. L’une d’elles était Gay Talese, qui écrivait sur le sport à l’origine. Moi, j’étais au Herald Tribune, lui au New York Times, on était plus ou moins dans la même sphère. Gay pensait que le Times ne lui offrait pas assez de liberté, alors il écrivait aussi pour Esquire, dans l’espoir que le Times trouve ça si formidable qu’on lui laisse faire ce qu’il voulait dans ses colonnes. Mais le Times a juste pensé qu’il se la racontait. En juin 1962, il a écrit pour Esquire ce papier, ‘The King as a Middle-Aged Man’, sur le boxeur Joe Louis. Ça commençait par le retour en avion de Joe Louis, alors âgé de 50 ans, de New York à Los Angeles. Sa femme l’attend à l’aéroport. Quand elle le voit, elle lui dit quelque chose du style: ‘Joe, tu n’as pas ta cravate!’ –ce qui, à l’époque, était plus important qu’aujourd’hui– et lui, il répond: ‘Oh chérie, je me suis couché tard!’ Et cela continue: ‘Évidemment, quand tu es à New York tu as 25 ans, et quand tu reviens ici, tu en as 75!’ Quand j’ai lu cela, je me suis dit: ‘Gay a dû inventer ce dialogue, ce n’est pas possible.’ En réalité, il s’était débrouillé pour prendre l’avion avec Joe Louis, et il était là quand cela s’est passé. Et j’ai alors réalisé tout ce que l’on pouvait obtenir en faisant cinq fois, huit fois plus de reportages que les autres. Que si on faisait cela, on finissait simplement par être là quand les choses se passent. Jimmy Breslin (célèbre journaliste new-yorkais, ami de Norman Mailer, dont les titres de gloire furent d’avoir été passé à tabac par la mafia italoaméricaine et d’avoir reçu des lettres du serial killer David Berkowitz, ndlr), qui est mort en mars dernier, travaillait comme ça lui aussi. J’ai donc commencé à me dire: ‘Il se passe quelque chose.’

Quelle définition donneriez-vous d’un article de Nouveau Journalisme?

C’est un article qui emprunte quatre caractéristiques généralement utilisées dans la fiction: des descriptions, des retranscriptions de dialogues, des changements de point de vue et la présence de tous les petits détails qui indiquent, par exemple, le statut de quelqu’un. Le cinéma fait ça de manière évidente: dans Le Parrain, on nous fait comprendre que le personnage du producteur de cinéma est très riche rien qu’en montrant son immense maison, ses cheveux, ses draps, etc. À l’écrit, bien sûr, on ne peut pas voir ces choses du premier coup d’oeil. Alors, si deux hommes portent deux costumes différents, que l’un n’est pas cher et que l’autre est un Gucci, il faut l’écrire. Bref, toutes ces caractéristiques étaient utilisées dans la fiction, et je ne voyais pas pourquoi on ne pouvait pas les utiliser dans le journalisme.

Dans The New Journalism, vous regroupez sous ce label des gens comme Gay Talese, donc, mais aussi Joan Didion, Hunter S. Thompson ou Norman Mailer. Certains n’ont pas franchement apprécié cette étiquette de new journalist.

Non, ils n’ont pas aimé que quelqu’un d’autre donne un nom à ce qu’ils faisaient. Hunter Thompson, par exemple, refusait d’accepter le terme et répétait juste: ‘Mon travail est GONZO’ (rires) Tous les journalistes ont des techniques différentes. Breslin était agressif. George Plimpton (journaliste américain spécialisé dans le sport, qui a notamment écrit Paper Lion ou Out of My League sur ses reportages en immersion, ndlr), lui, était très discret. Il attendait que les joueurs lui proposent de venir s’entraîner avec eux. Et après cela, il les suivait

Je ne connais pas un chroniqueur actuel qui soit qualifié pour donner son opinion. Mais ils ont tellement envie de la donner…
Tom Wolfe

partout, sur le terrain, dans les vestiaires. Moi, j’utilisais une technique encore différente: ce que j’appelle ‘la technique de l’homme de Mars’. J’arrivais et je disais: ‘Wahou, ça a l’air vraiment intéressant ce que vous faites! Mais j’arrive de Mars, je ne connais rien, qu’est-ce que c’est?’ Et ça marchait? Il faut savoir que j’ai une théorie, qui est d’ailleurs ma seule contribution à la psychologie, et qui s’appelle ‘l’information compulsive’. C’est-à-dire que je pense que quand on demande à quelqu’un une information qu’il détient, il aura forcément cette pulsion de nous la donner. Si quelqu’un me demande sa route, par exemple, et que je ne connais pas la réponse, cela va m’énerver et je vais lui dire quelque chose comme: ‘Vous me prenez pour qui, l’office du tourisme?’ Mais si je connais le chemin, je vais lui dire: ‘Mais oui, bien sûr, il faut aller tout droit, prendre la troisième, attention pas la deuxième, la troisième sur la gauche, puis…’ Voilà la théorie. C’est peut-être plus difficile maintenant, parce que les gens sont plus méfiants envers les journalistes qu’ils ne l’étaient avant. À mon époque, les bureaux du Herald étaient à Times Square. On descendait poser des questions à des gens dans la rue, et on ne rencontrait aucun problème. Aujourd’hui, il est difficile d’obtenir un nom. Mais il n’y a pas d’alternative: il faut continuer à descendre dans la rue.

On vous a beaucoup reproché la façon dont, au milieu d’un article, vous pouviez vous mettre à parler à la place d’un personnage, comme si vous étiez lui, ce que vous avez fait par exemple avec Phil Spector. Des écrivains comme J. D. Salinger, notamment, ont critiqué votre travail sur ce point. Cela vous a-t-il touché?

J’ai souvent prétendu que non, mais en fait si. J’estime, à tort ou à raison, que si l’on passe assez de temps avec quelqu’un, et que cette personne s’ouvre assez sur sa vie, on devient qualifié pour écrire de cette façon, comme si on était dans sa tête. C’est une forme de narration extrêmement efficace. Je comprends que l’on s’y oppose, et il ne faut pas en abuser bien sûr, mais les personnages sur lesquels j’ai écrit de cette manière ne se sont jamais plaints. Et puis, il faut oser. Beaucoup de journalistes n’osent pas écrire ce qu’ils pensent, souvent parce que le personnage sur qui porte leur article les a aidés et qu’ils ne veulent pas avoir l’air de le trahir. Mais si on n’écrit pas ce que l’on pense vrai, on fait des RP, pas du journalisme.

À l’époque, vous pensiez que ce Nouveau Journalisme allait remplacer la tradition du grand roman américain?

Si vous voulez mon avis, ça l’a remplacé, mais beaucoup ne sont pas d’accord (rires). Il y a eu une période en littérature américaine, entre 1900 et la fin de la Seconde Guerre mondiale, où le réalisme était la règle. C’est l’époque des auteurs comme Ernest Hemingway ou Sinclair Lewis. Puis soudainement, après la guerre, les écrivains ont pris des manières européennes et se sont mis à écrire beaucoup de romans centrés sur la psychologie. Les auteurs français, notamment, sont devenus terriblement populaires dans les universités américaines. Le réalisme n’était plus à la mode. On était à la recherche de quelque chose de plus sophistiqué, où l’auteur s’arrête au milieu d’une histoire pour dire: Je suis assis à mon bureau à Paris et bla-bla-bla.’ Ce qui peut être intéressant pendant dix minutes, mais qui, passé ce temps, ne fait que tuer l’histoire. Moi, j’aime Zola, même s’il est un peu démodé, et Balzac. Je crois qu’ils sont imbattables. À l’inverse, je n’aime pas beaucoup ces romans psychologiques où toutes les émotions viennent de la famille, de relations passées… Je ne sais pas, ce n’est pas comme ça la vie. Ou peut-être que si. J’ai peut-être tort.

Au fur et à mesure des années, vous avez eu tendance à abandonner l’écriture à la première personne. Pourquoi?

Parce que, finalement, je pense que si vous n’êtes pas acteur dans l’action, mais seulement observateur, la première personne ne marche pas très bien. Dans mon premier papier sur les voitures customisées, dont on parlait tout à l’heure, j’ai écrit à la première personne. C’est une manière de sous-entendre que le journaliste fait partie du coeur de l’évènement. Mais à la relecture, ça ne fonctionne pas vraiment.

Le maximalisme.
Le maximalisme.

Vous voulez dire que contrairement à des gens comme Hunter S. Thompson ou Norman Mailer, voire Truman Capote, vous ne vouliez pas être votre propre sujet?

Mailer écrivait à la première personne, mais c’était parce qu’il n’était jamais prêt à se mettre au second plan (rires). C’est marrant, parce qu’on a tous les deux écrit sur le programme spatial (Norman Mailer avec Of a Fire on the Moon en 1970 sur la mission Apollo 11, et Wolfe avec L’Étoffe des héros en 1979 sur les astronautes de la NASA, ndlr). Son livre à lui était sur Mailer, Mailer, Mailer. On se demandait s’il n’était pas chef de la NASA (rires). Le mien est différent. Hunter Thompson, lui, a fini par devenir très conscient de ce que l’on attendait de lui. Je me souviens d’une fois où il avait écrit un long passage de descriptions, assez direct pour une fois, et puis soudain il s’arrête dans son texte et il écrit: ‘Eh ben alors, qu’est-ce qui arrive à Hunter? Il a perdu son sens de l’humour, c’est terrible!’ Pour moi, c’était une erreur, parce qu’il écrivait tellement bien. Quand sa santé a commencé à décliner, ça ne ressemblait tellement pas à son personnage qu’il nous a annoncé, à quelques-uns de ses amis, qu’il allait se suicider, et il nous a invités à ses funérailles. Et en effet, il s’est suicidé. Son dernier souhait était que l’on envoie ses cendres avec des canons dans l’espace. Je ne pense pas que ses cendres aient atteint l’espace, mais c’était un sacré spectacle.

Vous trouvez que le journalisme a beaucoup changé depuis ces années-là?

Oui. Maintenant, quand je veux acheter un magazine, j’attends qu’il fasse nuit pour que personne ne me voie (rires). Les gens lisent sur Internet aujourd’hui. Mais je pense que vous ne pouvez pas lire autant de longs articles sur écran. Je pense qu’après 1 000 mots, vous perdez les gens. Je peux me tromper, bien sûr. Mais… Le phénomène des blogs est étrange aussi. Les gens ne vérifient plus rien, mais les lecteurs les croient quand même. C’est de là que viennent les fake news. En 1968, Marshall McLuhan avait prédit que la génération née avec la télévision retournerait à une sensibilité primitive et croirait tout ce qu’on lui susurre à l’oreille. Il avait raison.

À la fin des années 60, vous avez aussi passé du temps avec Ken Kesey et ses ‘Pranksters’, ce qui vous a donné matière à un livre, Acid Test. Est-ce que Ken Kesey vous a fait passer son ‘test du cool’?

Oui, il testait tout le monde. Il a demandé à conduire ma voiture et il conduisait comme un dingue sur les trottoirs juste pour voir ma réaction. Je ne voulais pas prendre de LSD avec lui, c’était un genre de test aussi. Même avec lui, je portais une veste, avec une pochette, et il me disait: ‘C’est ta cravate que t’as pliée là pour que personne ne la voie, hein?’ Il était très drôle, très charismatique. Et il avait du recul sur cette notion de ‘cool’ de l’époque. J’aurais pu faire de ce livre un roman, et pas un livre de non-fiction comme je l’ai fait, mais on m’aurait dit: ‘Tu inventes.’ C’était une histoire trop folle pour être un sujet de fiction.

Vous avez attendu 56 ans pour écrire votre premier roman, Le Bûcher des vanités. C’était en 1987. Pourquoi si tard?

J’ai écrit un roman juste parce que les gens disaient: ‘Oh oui, il fait son Nouveau Journalisme, mais il ne s’attaque pas au gros challenge.’ J’ai donc écrit Le Bûcher des vanités, et je ne voulais pas forcément en écrire d’autres derrière, parce que je considérais plutôt le roman comme une forme d’écriture inférieure. Mais le livre s’est avéré être un succès, et je me suis laissé emporter.

Est-ce que votre façon de travailler à vos romans est la même que celle que vous utilisez dans vos articles?

J’ai écrit un roman juste parce que les gens disaient: ‘Il fait son Nouveau Journalisme, mais il ne s’attaque pas au gros challenge.’ J’ai donc écrit Le Bûcher des vanités
Tom Wolfe

Tout à fait. Je fais les mêmes recherches. Pour mon dernier roman, par exemple, Bloody Miami, qui parle de la communauté cubaine et de ce phénomène culturel unique dans le pays –une communauté étrangère qui prend le pouvoir dans une ville–, j’ai passé du temps en Floride. Je ne connaissais pas de Cubains, alors j’ai passé beaucoup de temps à essayer de les comprendre. Pour Moi, Charlotte Simmons (qui se passe dans une université américaine fictionnelle, ndlr), je suis allé à Stanford et d’autres universités, j’ai suivi des cours, je suis allé à des fêtes, etc. Je me souviens d’ailleurs de l’une d’elles, lors de laquelle les étudiants ont appris je ne sais comment que la police du campus arrivait, et où tout le monde s’est mis à partir en courant. Je me rappelle m’être demandé: ‘Est-ce que je dois rester?’ Mais j’aurais été seul sur les lieux au moment de l’arrivée de la police, alors j’ai couru aussi. Avec dignité.

Vous n’avez presque rien écrit qui se rapproche d’un sujet politique depuis Radical Chic en 1970, dans lequel vous racontez une soirée organisée par le chef d’orchestre Leonard Bernstein en l’honneur des Black Panthers. La dernière présidentielle américaine et l’élection de Trump ne vous ont pas donné envie de réécrire sur le sujet?

Je pense que c’est stupide d’écrire en essayant de démontrer une opinion politique, je déteste ça. Les journalistes gâchent leurs carrières à essayer de pousser tel ou tel parti, défendre Trump, attaquer Trump… C’est vraiment la solution de facilité. Prenez le New York Times: il n’y a plus que des tribunes. Toutes ces pages qui pourraient être utilisées pour informer! Et non, ils expriment tous des opinions… Mais ça intéresse qui? Je ne connais pas un chroniqueur actuel qui soit qualifié pour donner son opinion. Mais ils ont tellement envie de la donner…

Dans votre livre Un homme, un vrai, paru en 1998, l’un des personnages principaux est Charles Croker, un riche magnat de l’immobilier d’Atlanta très endetté. Vous n’avez pas été inspiré par Donald Trump?

(Rires) Non, ce n’était personne en particulier! Pour parler de Trump, il n’a évidemment aucune expérience politique, mais je le trouve drôle. Les gens très riches font généralement profil bas sur la question, alors que lui a ce comportement enfantin, il dit à tout le monde que son nom ‘vaut cinq milliards’. Et je crois que beaucoup de gens l’aiment justement parce que personne ne l’aime. J’ai de moins en moins confiance dans les sondages, mais d’après eux, il n’aurait d’ailleurs pas perdu tant de popularité que ça depuis qu’il est président.

Dans Le Bûcher des vanités, le personnage de Sherman McCoy, trader dans une grosse banque, est présenté comme l’un des ‘maîtres de l’univers’. Qui seraient les maîtres de l’univers aujourd’hui, selon vous?

Pas les traders, en tout cas. Le trading informatisé a créé des machines incroyables qui calculent beaucoup plus vite que les hommes. Aujourd’hui, je pense que ce serait plutôt les gens de la Silicon Valley. Très peu de gens qui ont réussi dans ce milieu sont nés avant 1970, je n’arrive pas à trouver le nom d’une seule personne âgée dans ce milieu… C’est fascinant. Mon sujet favori reste d’ailleurs le statut et comment les gens s’y prennent pour l’obtenir. À ce sujet, j’ai lu quelque chose de très intéressant récemment sur une tribu au Brésil: les Piraha. Ils n’ont aucune figure d’autorité, un peu comme une communauté hippie. Aucune règle, aucun statut, aucune ambition sociale particulière, aucune motivation. Ils n’ont personne qui leur dit quoi faire en se pensant supérieur. La grande histoire du statut social reste à écrire.

Ce sera votre prochain livre?

Je travaille actuellement sur un livre de non-fiction. Je viens juste de commencer la partie reportage, les recherches. Je ne peux pas en parler parce que c’est un sujet tellement évident, et pourtant personne ne le regarde! Le reportage va prendre un peu de temps, même si je ne peux plus y consacrer autant de temps qu’avant. Et puis après tout, Zola avait tout fini en deux mois. Et j’ai encore peut-être huit idées de livres! Bien sûr, certaines d’entre elles ont peut-être des dates de péremption… Mais à mon âge, c’est mieux d’ignorer la péremption.

PAR HÉLÈNE COUTARD, À NEW YORK / PHOTOS: ROGER KISBY POUR SOCIETY